Page:Ivoi - L’Homme sans visage, 1908.djvu/27

Cette page a été validée par deux contributeurs.
24
L’HOMME SANS VISAGE

Plus de doute. Elle était celle qu’avait prévue l’ordre transmis tout à l’heure à ma personne par le capitaine Markham.

Par ma foi, à aucune autre, il ne m’eût été plus agréable d’accorder mon aide, et je répliquai d’un ton pénétré :

— J’obéirai.

Elle me sourit… presque avec reconnaissance.

— Sans interroger ?

— Sans interroger.

Ses doigts effilés serrèrent les miens, puis reprenant son expression de sphynx.

— Pour vous récompenser, je vais vous conter une histoire, une histoire qui est un peu la suite de celle que vous narrait tout à l’heure sur la terrasse le capitaine Markham.

— La suite ? fis-je, ressaisissant d’un coup toutes mes facultés, pour ainsi dire engourdies depuis ma présentation à ma gracieuse interlocutrice.

Elle jeta ce rire léger et cristallin qui lui paraissait habituel.

— Ah ! cela vous intéresse. Tant mieux. Rien ne me plaît davantage qu’un auditeur attentif. On raconte mieux. Il semble que la valeur narrative doit augmenter, et ma foi, l’on ressent comme une reconnaissance de cet accroissement de talent… Mais je m’égare, et le temps vole…

Coïncidence peut-être fortuite, elle me répétait là presque les mêmes paroles que Markham sur la terrasse. Les minutes sont précieuses, avait-il dit. Le temps vole, disait la marquise.

— Vous n’avez pas aperçu ce soir, Mlle Niète de Holsbein, la fille du comte qui nous reçoit ?

— Non, en effet.

— N’ayez point de remords. Si vous n’avez point vu cette blonde et mignonne jeune fille, ce n’est point faute d’attention. Elle n’a point paru à la réception.

— Malade, peut-être ?

— Son père l’a déclaré à ses amis… Il les a trompés. Niète a été enlevée ce soir, à cinq heures, alors que le crépuscule finissait.

— Enlevée… un amour ?…

L’énigmatique créature secoua la tête avec une subite tristesse, puis elle eut un geste brusque qui semblait repousser une idée pénible et elle reprit, la voix éteinte par un voile :

— Non, non, ne croyez pas cela. Au surplus j’explique, à cinq heures Niète se trouvait dans un pavillon situé de l’autre côté du jardin.

— Je sais, sur la rue Zorilla.

— C’est cela même. Vous l’avez remarqué tantôt, en revenant du Prado. Vous vous êtes livré à une investigation tout autour de la Casa Avreda.

Je la considérai avec stupeur. Comment savait-elle cela ?

Mais elle allait toujours.

— Ce pavillon se compose d’un rez-de-chaussée surélevé de cinq marches et divisé en deux pièces que sépare une cloison percée d’une porte fermée par une simple tenture. Ces pièces n’ont aucune ouverture sur la rue. Chacune accède au jardin par un petit perron. Ces perrons sont construits sur un même diamètre. Au-dessus, une terrasse où, durant la belle saison, l’on trouve plus d’air qu’à l’étage inférieur.

Niète adore ce pavillon. C’est en quelque sorte son cabinet de travail.

Elle s’y livrait donc, dans la pièce dont les baies regardent de ce côté, achevant à la lumière une broderie. Sa femme de chambre, Concepcion, qui ne la quitte jamais, lisait un roman quelconque.

Très actionnée à sa lecture, cette dernière était à cent lieues de Madrid, suivant les tribulations du héros du livre, quand un cri étouffé lui fit lever la tête.

Et elle vit, chose incroyable, sa jeune maîtresse enveloppée par une corde qui l’enlevait par la fenêtre.

D’un bond elle se leva, les bras tendus, pour retenir Niète qui allait disparaître. Mais d’en haut, elle en eut la nette perception, bien qu’elle n’ait aperçu personne, un jet de liquide pulvérisé fut dirigé contre elle, lui emplissant les yeux de picotements insoutenables.

Pendant quelques instants, elle demeura aveuglée, annihilée par la dou-