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323 ! Je me frappai le front.

— Mais, c’était le chiffre du coffre-fort de lord Downingby !

Flegmatiquement, le capitaine grommela :

— C’est possible. À présent, rentrons, voulez-vous. Mon ambassadeur doit paraître à cette soirée, et je suis tenu d’être à sa disposition.

Derechef, il passa son bras sous le mien, et m’emmena lentement.

Comme nous rentrions dans le grand salon, il s’arrêta net, disant :

— Ah ! señorita, permettez que je vous présente mon ami, — il appuya sur le mot avec tant de force que l’idée me vint aussitôt qu’il y avait là un signal convenu. — … Mon ami Max Trelam, correspondant du Times.

La personne n’était autre que l’inconnue du Prado, l’admirable Tanagra vivante.


VI

OÙ IL EST QUESTION D’UN ENLÈVEMENT PLUS SURPRENANT QUE CELUI DU FOREIGN-OFFICE


— La marquesa (marquise) d’Almaceda, reprenait Markham en désignant la dame.

Puis s’adressant de nouveau à elle :

— Mon ami est étranger, très dépaysé dans cette réunion. Vous agréerait-il que je vous le confie ?

— La recommandation du capitaine Markham est une sûre caution, fit-elle d’une voix bien timbrée…

— Merci, j’aperçois justement mon ambassadrice… Son mari ne saurait l’accompagner ce soir, et m’a délégué ce soin.

Il salua deux fois, profondément pour la marquise, plus légèrement pour moi, et s’esquiva en murmurant :

— Excusez… le devoir…

Je restais seul en face de la marquise, absolument empêtré de ma personne. L’imprévu de la rencontre, l’impression du mystère s’agitant autour de moi, tout contribuait à m’enlever ma présence d’esprit ordinaire.

Elle s’en aperçut et, avec une grâce parfaite :

— Offrez-moi le bras. C’est en causant qu’un étranger s’initie à un monde inconnu. Cherchons un coin où l’on puisse causer en liberté.

Je m’exécutai. Je sentis sa main fine se poser légèrement sur mon bras, mais je dois constater que ce fut elle, et non moi, qui prit la direction de la marche.

Cinq minutes plus tard, nous pénétrions dans un petit salon, à l’extrême bout de l’enfilade des « réceptions », petit salon de conversation, garni de poufs, de divans, de meubles moelleux propices aux bavardages, et dont les murailles disparaissaient presque sous les tapisseries flottantes destinées, de même que celles de la bibliothèque, à draper la façade de la Casa Avreda, le jour de la fête du roi.

Deux ou trois couples s’y étaient déjà réfugiés, échangeant à voix basse des répliques qui amenaient des tons roses sur les visages et des rayonnements dans les yeux.

Ma compagne m’entraîna à l’écart vers une causeuse en S. Nous nous assîmes, et elle se prit à parler, heureusement pour moi, car je me sentais tout à fait incapable d’exprimer une idée.

— Avant toute chose, dit-elle d’une voix abaissée, mais délicieusement musicale, je dois vous faire connaître votre guide dans ce milieu nouveau. Je suis une femme de chiffres.

— Vous ! parvins-je à balbutier.

Son affirmation me « renversait » littéralement. Cette « Tanagra », une femme de chiffres ! Oh fi !

Elle eut un petit rire.

— Mais oui, moi-même, le chiffre m’apparaît nimbé de poésie. Chaque chiffre provoque en mon esprit l’éclosion sion d’une image. Ainsi, un exemple, un 2 placé entre deux 3, me représente un cygne captif entre les rives escarpées d’un lac.

Je tressaillis… un 2 entre des 3, mais cela constituait le nombre fatidique, secret du coffre-fort, 323.

La marquise me regardait bien en face. Dans ses yeux bleu-vert, une question se précisait.