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L’HOMME SANS VISAGE

risation vous en soit donnée, soit par moi, soit par une autre personne dont je vous parlerai à l’instant. J’ai dû céder.

— Très obligé, plaçai-je, légèrement froissé par les paroles de mon interlocuteur.

— Cela n’est point matière à obligation… Ce soir, vous apprendrez des choses telles que vous comprendrez la justesse de ma pensée. Moins on est de gens à savoir, mieux cela vaut pour la paix de l’Europe.

Mais, changeant de ton :

— Au surplus, laissons cela. J’agis par ordre. Vous également. Tous deux, nous sommes gentlemen, susceptibles d’échanger de l’estime… Obéissons à nos instructions sans chercher plus loin. Je suis d’abord chargé de vous dire pourquoi l’on vous a envoyé en Espagne, à propos d’un document volé à Londres, et dont la destination est Berlin.

— Ma foi, m’écriai-je, ce me sera un plaisir…

Il m’interrompit :

— Plus bas… d’ailleurs, riez…

Un coup d’œil m’apprit que deux personnes s’étaient accoudées à la balustrade à quelques pas de nous, et j’eus un éclat de rire qui me valut l’approbation de mon interlocuteur.

— Très bien, vous pouvez renoncer à la gaieté.

Les deux personnages inquiétants s’éloignaient. C’étaient sans doute deux tendres, occupés d’un flirt et non pas de politique.

— Donc, reprit sir Markham, comme s’il continuait naturellement une conversation commencée, l’espion qui a cambriolé lord Downingby pensait que son larcin serait connu seulement le lendemain matin. Ce délai lui permettait de s’embarquer et de parvenir en territoire allemand.

— Mais qui est cet homme ?

Le capitaine haussa les épaules.

— Ne me demandez que ce que je sais… Ainsi que vous, je suis une marionnette emportée dans la tragédie qui peut ensanglanter l’Europe. Mais ne m’interrompez pas, les minutes sont précieuses.

Et lentement :

— La découverte immédiate du vol bouleversa le plan du cambrioleur ; il trouva les ports gardés, surveillés si étroitement qu’il ne put partir que le lendemain, et encore pour la France. Quand on porte sur soi un trésor, on devient timide. À de certaines précautions prises, le personnage qui, paraît-il, est un professionnel réputé, avait reconnu la main tendue vers lui pour le saisir.

Son gouvernement pensa de même, car un télégramme en style convenu lui enjoignit au débarqué de gagner Madrid.

— Pourquoi ?

Il me pressa fortement le bras en murmurant :

— Riez donc !

Deux messieurs se promenaient, venant à nous. Mais ils ne nous accordèrent aucune attention et s’éloignèrent avant même que mon rire, par ordre, se fût éteint.

— Il semble, poursuivit le capitaine sans transition, que l’on ait lancé à la poursuite de l’espion, car le voleur est un espion, un personnage particulièrement redouté par ces industriels. Or, à Madrid, réside, depuis huit jours, M. deKœleritz, secrétaire de la Chancellerie allemande, envoyé extraordinaire chargé de conclure avec le ministère espagnol un nouvel accord commercial.

Le voleur doit remettre le document enlevé à ce fonctionnaire, lequel l’acheminera sur Berlin. Ceci pour dépister la poursuite. C’est ce que nous appelons croiser les traces.

— Et cet envoyé extraordinaire consentira à ce rôle odieux, dis-je, emporté par une révolte de tout mon être.

— Vraisemblablement, puisque je prononce textuellement les paroles qui m’ont été confiées pour vous être rapportées. Au surplus, j’arrive au bout de ma communication. C’est un ordre à votre adresse…

— À mon adresse ?

— Oui, et le voici : Obéir, sans réclamer d’explication à quiconque ce soir réclamera votre concours au moyen du nombre 323.