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L’HOMME SANS VISAGE
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chevelure et cependant se fondant si parfaitement avec elle, que l’on comprenait qu’aucun artifice n’avait amené cet étonnant groupement. La nature seule avait fait les frais de cette parure.

Puis les yeux, ces yeux qui me considéraient, lançant un rayon bleu-vert, dont il me semblait que mes pupilles étaient transpercées.

L’inconnue passa.

Instinctivement, je me retournai pour l’apercevoir encore et maintenant que ses yeux n’étaient plus en face de moi, accaparant ma vue ainsi que des gemmes précieuses, je me rendis compte de sa grâce, de l’aisance onduleuse et souple de sa démarche.

Certes, j’éprouvais une émotion singulière, mais qui n’avait rien dont le gentleman correct que je suis eût à rougir.

Cette dame ou cette demoiselle, sa jeunesse permettait les deux suppositions, me semblait divinement belle et gracieuse ; mais elle était… divine, et mon admiration avait quelque chose de ce trouble recueilli que l’on ressent devant une de ces merveilleuses statuettes de Tanagra.

Mon émoi ne provenait pas de ma qualité d’homme, mais bien de ma tendance artistique. Ciselée dans le marbre ou dans le bronze, la « Tanagra » du Prado m’aurait causé le même choc nerveux.

Et le petit jeu des rencontres recommença, comme tout à l’heure avec le vieillard.

Par exemple, j’y pris plus de plaisir, car cette jeune femme était en vérité fort agréable à voir.

Plusieurs fois, je la croisai, détaillant l’harmonie de ses lignes, la coordination exquise de ses mouvements.

Elle n’était certainement pas parisienne. Son visage pâle, d’une pâleur sous laquelle se devinait néanmoins le sang riche et pur, évoquait ces figures de rêve des contes hindous ou persans. Elle réalisait ces princesses légendaires, dont les aventures font les premières et douces lectures de l’enfance. Princesses de rêves roses, que les petits aiment d’amour tendre à l’âge ingénu où ils ignorent jusqu’au nom de l’amour.

Princesses que l’on regrette souvent plus tard, dans la vie, et qui restent ainsi, ineffable puissance d’un idéal poétique, notre premier et chaste chagrin d’amour.

Mais, bientôt, je me sentis envahi par le désir de m’assurer que, cette fois, je ne commettais pas un impair en ne saluant pas…

Cette fois, la pensée n’avait rien d’agressif. Je crois même que je me mis l’esprit à la torture pour retrouver en ma cervelle le souvenir d’une rencontre avec la belle inconnue.

Recherche vaine. Jamais je ne m’étais trouvé en sa présence. Alors, que signifiait l’insistance de son regard ?

La question s’implanta dans mon crâne, despotique. Il fallait savoir. Elle était à vingt mètres de moi, debout à côté d’un tramvia (tramway), qui venait de stopper à l’arrêt dénommé : « Salon ».

Je me dirigeai vers elle au moment où le tramway démarrait… et… il arriva ce que je n’aurais jamais prévu.

La « Tanagra » dont le costume indiquait la personne accoutumée aux équipages somptueux, aux automobiles, sauta prestement sur le marchepied de la voiture publique.

Ce brusque dénouement me cloua sur place, stupéfait.

Et ma stupeur augmenta encore.

Tandis que le tramway filait en vitesse, l’inconnue regarda de mon côté ; elle me vit interloqué par le dénouement brusque voulu par elle et… je n’eus pas la berlue, non, je puis jurer que je la vis sourire avec un petit signe de tête que je traduisis comme un ironique adieu.

J’essayai vainement de m’intéresser encore au va-et-vient du Prado. La promenade madrilène n’avait plus de charme pour moi. Mes facultés d’observation et d’humour avaient pris le tramvia avec la dame Tanagra.

On allumait. Le service de l’éclairage fonctionne admirablement à Madrid.