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L’HOMME SANS VISAGE

flots en furie, ce qui, paraît-il, est ici le comble du bon ton, du charme et du maintien.

Moi, je suis Anglais, n’est-ce pas ? Il est tout naturel que je ne comprenne pas le flirt comme un Espagnol.

Quoi qu’il en soit, je déambulais à travers la foule, amusé malgré tout par la nouveauté du spectacle.

Comme tous les autres, je parcourais le Salon de bout en bout, puis sur un demi-tour, je revenais sur mes pas.

Et brusquement, un personnage fixa mon attention.

Un vieillard, si l’on en jugeait par sa barbe blanche, coquettement taillée en pointe, mais un vieillard très vert et capable, du moins il me parut tel, de lutter avec avantage contre un individu beaucoup plus jeune.

L’homme était de taille un peu au-dessus de la moyenne, sec, nerveux. Son attitude aisée, sa démarche alerte, le port de la tête, tout montrait que les ans avaient passé sur lui sans altérer sa vigueur.

La mise très soignée indiquait l’homme bien élevé et aussi l’étranger, mais l’étranger qui fréquente Paris.

Je ne relevais dans sa tenue aucune de ces fautes de goût qui caractérisent ce que l’on est convenu d’appeler le goût local d’une nation.

Paris seul, cité mondiale, a pu échapper à cette sujétion. Je ne fais aucune difficulté de déclarer que Londres même, ma capitale à moi, est infestée par le goût local anglais.

Pourquoi m’occupais-je ainsi de cet homme ?

Tout simplement parce que j’avais l’impression qu’il s’occupait de moi.

À n’en pas douter, lorsque nous nous croisions dans ces allées et venues incessantes qui constituent la promenade au Salon, il m’observait.

Oh ! discrètement, habilement même oserais-je dire, mais enfin, ses yeux, aussitôt qu’il jugeait que je ne le voyais pas, se fixaient sur ma personne.

À la première rencontre, je n’attachai qu’une attention distraite à l’attitude curieuse du promeneur.

Mais à la troisième, ce regard pesant sur moi me causa un agacement.

À la quatrième, je fronçai le sourcil… à la cinquième, le vieillard passa sans tourner les yeux de mon côté, mais je sentis qu’après m’avoir dépassé, son regard pesait sur moi.

Je fis brusquement volte-face. Je ne m’étais pas trompé. L’homme, la barbe sur l’épaule, m’observait.

Il détourna brusquement la tête en se voyant surpris et continua son chemin.

Seulement, à présent j’étais fixé et je me promettais en revenant sur mes pas, de l’aborder en m’informant si, mal servi par ma mémoire, j’avais le grand tort de ne pas reconnaître en lui une personne à laquelle j’aurais été antérieurement présenté.

L’entrée en matière me paraissait irréprochable de tact et de mesure ; oui, toutefois elle exigeait que nous fussions deux.

Or, j’eus beau parcourir, désormais le Salon du Prado, le vieillard demeura invisible.

Du coup, je fus pris d’une sourde irritation.

Ce monsieur voulait donc m’épier à la dérobée. Découvert par moi, il s’était dérobé, se refusant ainsi à une explication qu’il avait jugée probable.

Ce n’était donc pas une personne de connaissance.

Alors, qu’était-ce ?

Encore un raisonnement parfait de logique qui aboutissait au point d’interrogation sans réponse plausible ; ce point d’interrogation terminus.

Ma parole, tout le monde semblait avoir juré de m’intriguer.

Je dis tout le monde parce que, à peine délivré de cet insidieux vieillard, ce fut le rayon de deux yeux de femme.

Une femme, non, une jeune déesse étrange, d’une beauté troublante, presque paradoxale, dominée en quelque sorte par deux tonalités exquises et inaccoutumées.

Des cheveux d’un brun sombre où se mêlaient des fils d’or, jetant des éclairs lumineux dans la masse de la