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L’HOMME SANS VISAGE
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On y cause, on y travaille, on y soutient ou on y sape le gouvernement.

Les « camelots », aussi bruyants que leurs confrères des cités du Nord, traversent les groupes en criant à tue-tête le titre des feuilles quotidiennes, hurlent les « manchettes » d’une invraisemblable fantaisie, agrémentant le tout de commentaires rugis.

Dans tous les sens, à peine vêtus, chaussés d’alpargatas grises, ou même nu-pieds, circulent des marchands de cerillas, petites allumettes de cire.

Leur établissement consiste en un petit éventaire retenu par une ficelle derrière la nuque ; ils crient d’une voix stridente : A dos y a tres, cerillas.

Les Madrilènes étant grands buveurs d’eau, l’aguador est un habitué de la Puerta del Sol où, sur un ton aussi insupportable que les précédents, il lance son appel aux clients : Agua quieri quiere agua ?

Singulier négociant de la rue que cet aguador portant, d’une main, le parron de terre au goulot étroit, et de l’autre, une table basse, de fer blanc ou de cuivre, sur laquelle sont rangés des verres énormes.

Plus loin, ce sont les commissionnaires, de robustes Asturiens, Auvergnats d’Ibérie, comme on les dénomme, chargés d’un paquet de cordes de sparterie destinées à fixer sur leur échine les fardeaux qu’on leur confie. De là, l’appellation populaire qui leur est appliquée : mozos de cordel.

Et puis les quita-manchas ; dégraisseurs ambulants, qui veulent opérer sur des vêtements qui n’ont aucun besoin de leurs soins… À dix pas de là, des gamins dépenaillés, aux yeux noirs ironiques et perçants, me poursuivent pour me vendre du papier, el papel de hilo ! renforcés bientôt d’une fillette qui me brise le tympan par sa clameur aiguë : polvos pour nettoyer l’albâtre, la porcelaine, le verre, le cuivre, l’argent.

Pour les fuir, je me jette dans un groupe bavard de toreros, ces héros des courses de taureaux, qui dissertent gravement de sujets futiles : potins tauromachiques, valeur comparée de leurs puros ou de leurs cigarettes ; ne s’interrompant que pour suivre d’une oreille ou d’un œil attentif quelque robe de soie froufroutant au passage et décocher à leur belle des compliments d’une sincérité voisine de la brutalité.

À Madrid, le peuple exprime ses sentiments avec une intempérance vraiment gênante.

Je sais bien que c’est la seule intempérance de cette population sobre… Seulement, je le confesse à ma honte, celle-ci m’a rendu indulgent à l’autre.

Ces gens à jeun sont plus désagréables que le bon ivrogne qui rêve au pied d’une borne.

Midi sonnait.

Je rentrai déjeuner… après quoi une voiture me conduisit à l’Armeria, le musée des armures, avec son jardin dont les portes se ferment à la nuit. De là, au musée du Prado, puis rassasié de peinture et d’armures (pour apprécier avec justice les œuvres d’art, il faut un esprit exempt de préoccupations), je renvoyai mon coche, et me pris à déambuler sur le Salon del Prado la curieuse promenade madrilène.

Vers ce moment de la journée, toute la société élégante s’y donne rendez-vous. C’est le mail de la ville. Mais un mail où les confiseurs, glaciers et autres fabricants de douceurs font fortune.

L’ambition secrète de tout homme peu fortuné à Madrid est de réaliser une somme suffisante pour établir une confiserie au Prado, la confiserie fût-elle ambulante ou provisoire.

Des piétons, des cavaliers se croisaient, se coudoyaient, saluant des dames connues, bombardant de compliments expressifs des señoras inconnues.

Le Prado est le rendez-vous du Flirt madrilène, et ce flirt-là, en vérité, ne recherche ni la discrétion, ni le mystère.

Les dames, du reste, accoutumée à cette… disons franchise, pour ne mécontenter personne, ne s’en formalisent aucunement.

Elles roulent les yeux éperdument, font onduler les hanches comme des