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L’HOMME SANS VISAGE

longeant quelque peu, mangeraient bien trois heures.

Allons, j’en viendrais à bout.

Et d’abord, pourquoi ne pas m’enquérir de la personnalité du comte de Holsbein-Litzberg ?

Puisque j’allais fréquenter chez lui, il était légitime de le connaître, au moins autant que le premier Madrilène venu.

Je descendis aux « Renseignements » de l’hôtel. Une jeune femme charmante trônait derrière le bureau. Elle se leva à mon entrée et vint avec empressement à ma rencontre.

Elle marchait « à l’espagnole », c’est-à-dire avec ce balancement particulier des hanches que moi, est-ce parce que je suis un Anglais pudique ? je trouve parfaitement inconvenant, et qui m’apparaît, si je puis exprimer librement ma pensée, sans aucune intention schoking d’ailleurs, qui m’apparaît, dis-je, comme le contraire de la danse du ventre.

Cette dernière avait la vogue chez les Maures, ces anciens maîtres de l’Espagne ; c’est peut-être, en manière de protestation patriotique, que les beautés espagnoles ont adopté l’autre.

Du reste, je ne lui marquai aucunement mon sentiment et ce fut de l’air le plus aimable que je lui demandai :

— Pourriez-vous me donner un renseignement ?

Elle balança ses hanches, me décocha une œillade assassine… cela aussi est une coutume d’Espagne, et avec des petites mines qui eussent fait supposer un flirt avancé au moins cancanier des hommes, elle répliqua :

— Sans nul doute, señor, ce que je puis savoir est à vous.

— Eh bien, gracieuse señorita, connaissez-vous, de nom à tout le moins, le comte de Holsbein-Litzberg ?

— De la Casa Avreda, s’exclama la demoiselle en roulant de plus belle ses yeux… Je le crois bien, un riche señor allemand, que notre ville sans pareille a séduit, car il a loué à long bail la Casa Avreda.

— Mais que fait-il ?

— Ce qu’il fait ? Eh ! ce qui convient à un grand seigneur. Il dépense ses revenus. Il donne des fêtes. Ah ! le caballero qui sera aimé de sa fille, la señorita Niète.

— Niète, dites-vous ?

— Oui, oui, douce, blanche et blonde comme les vierges du Septentrion… Eh bien, cette señorita apportera à son époux des trésors fabuleux, sans compter le trésor de gentillesse qu’elle est elle-même.

Bon, le comte de Holsbein ne faisait rien, que d’être riche et père d’une demoiselle Niète.

— Et il réside à Madrid depuis longtemps ?

— Depuis deux années, señor… Oh ! pas tout le temps. Non… Un seigneur de son importance ne saurait se condamner au séjour uniforme et ininterrompu même dans notre Cité sans rivale. Il voyage souvent. C’est un original. Le besoin de se déplacer le prend. Il commande sa valise et le voilà parti… Il n’y a des malles que lorsque la señorita l’accompagne.

— Et il est estimé ?

— Oh ! señor, cette question ? Un comte généreux, qui nous préfère, nous Madrilènes, à tous les autres peuples. Nous serions ingrats de ne pas l’estimer.

Je remerciai et sortis, tandis que mon aimable interlocutrice retournait à son bureau, en accentuant encore le singulier sport auquel elle condamnait ses hanches.

Dehors, je me trouvais sur la Porte du Soleil, ainsi nommée parce qu’il n’y a pas de porte. Ce jour-là, il n’y avait pas non plus de soleil. Il est vrai qu’en novembre, l’astre radieux ne se montre pas comme durant l’été.

La Puerta del Sol est une place, longue de deux cents mètres, large de cinquante, qui ne serait pas remarquable si elle n’était pour Madrid ce qu’était l’Agora pour Athènes ou le Forum pour Rome.

C’est le centre de la vie et du mouvement, le rendez-vous des flâneurs, des oisifs et des chercheurs de nouvelles.