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L’HOMME SANS VISAGE

Pour une surprise, c’était une surprise.

Dire que, quelques heures plus tôt, j’affirmais à Laffontis, sans croire à la possibilité de la chose, que je serais peut-être appelé à quitter Paris dans la journée, et voir ce mensonge affectueux devenir une vérité.

Même au temps des fées, si toutefois les petits enfants ont raison de croire que ce temps a existé, les souhaits imprudents n’étaient point exaucés avec plus de précision.

Et puis, pourquoi Madrid ?

Qu’était ce capitaine Markham, dont je n’avais jamais entendu parler ?

Me laisser guider ? Dans quoi ? Pourquoi ? En quoi ?

Mes nombreuses questions, auxquelles je n’avais nul moyen de répondre, me prouvèrent simplement que tout homme est désireux d’entasser. Les uns amassent de l’or ; moi, j’amassais les points d’interrogation.

Seulement, je n’y trouvais aucun plaisir.

Enfin, quitter Paris, alors que je commençais à débrouiller l’affaire du document de M. le Premier, pour courir à Madrid vers une énigme dont je ne possédais pas le moindre mot, j’avoue que tout cela ne me remplissait pas d’ardeur.

Oui, mais, voilà. Le « patron » avait ordonné.

Je bouclai ma valise et à 9 heures et quelques minutes du soir, je quittais Paris-Orsay dans l’Express-Péninsulaire, lequel par Tours, Bordeaux, Bayonne, Irun et ligne d’Avila m’emportait à toute vitesse vers Madrid.


IV

MADRID, LA CAPITALE DU GLOBE LA PLUS PROCHE DU CIEL


C’est ainsi, qu’à raison de son altitude, les Espagnols enclins aux dictons imagés, désignent la métropole ibérique.

Vingt-trois heures après mon départ de Paris, le train me déposait à la gare del Norte, proche du palais du roi, et trop fatigué pour admirer quoi que ce fût, je sautai dans un coche (voiture) disponible devant les bâtiments de la station.

À l’automédon, raide, froid et digne sur son siège, ainsi qu’un monarque sur son trône, j’ordonnai :

— Puerta del Sol. Hôtel de la Paix.

Et je me laissai emporter par le véhicule en me servant à moi-même ce délicat aphorisme :

— En Espagne, toute la population, du mendiant au plus grand seigneur, a le don de la majesté. Don, qui devient comique par sa généralité.

Je fus très satisfait de cette définition, fort exacte en somme, car je crois bien que le roi des Espagnes, ce sémillant jeune homme que l’on appelle Majesté, est le seul citoyen de la péninsule qui ne soit pas majestueux.

Je pense, d’ailleurs, qu’une grande part de ma satisfaction venait de ce que j’allais dormir. À neuf heures du soir, les ambassades, même anglaises, sont fermées, et il m’était matériellement impossible de me mettre en rapport avec sir Lewis Markham, avant le lendemain.

Toutefois, en arrivant à l’hôtel, je rédigeai une courte lettre, annonçant à ce fonctionnaire ma visite pour le lendemain matin. Je chargeai un « chasseur » de l’établissement de la porter à l’instant même.

Après quoi, convaincu que je n’avais rien négligé de mes devoirs professionnels, je me fis conduire à ma chambre qui, je l’appris avec gratitude, avait été retenue par le Times, et je me couchai, sans plus penser aux énigmes dont ma vie était remplie depuis quelques jours.

Oh ! le sommeil, quel ami, quel consolateur !

Il me semble que les plus mirifiques inventions de la création sont les substances qui versent le sommeil ! Si les hommes étaient capables de justice et de raisonnement, ils eussent créé à l’origine, au lieu de mythologies poétiquement ridicules, une religion qui