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L’HOMME SANS VISAGE
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comte méditait un tour de coquin. — Elle demandait pardon à la señorita d’employer un mot aussi mal reçu dans le monde, mais la señorita devait penser que, si elle en avait eu un autre à sa disposition pour exprimer la même chose, elle lui eut donné la préférence.

Niète au surplus l’écoutait mal, toute à la tristesse de me savoir, ou de me croire menacé.

Concepcion, d’ailleurs, avec la plus entière inconscience, aggravait la situation de minute en minute. Son cœur était fidèle et sa tête folle. Son exaltation naturelle l’entraînait.

À présent, elle était sûre que rien de ce qui avait été dit par sir Trelam et par le señor comte n’était vrai.

Le señor comte ne dînait pas chez M. de Kœleritz.

Sir Trelam n’avait pas mal à la tête, mais il pourrait bien y avoir mal, si son crâne rencontrait la boule ornée de pointes que M. de Holsbein avait en poche.

Elle affola littéralement sa jeune maîtresse, qui finit par admettre comme chose utile, nécessaire, indispensable, que la camériste se lançât dans les traces du comte, quand il quitta la Casa Avreda.

Concepcion demeura absente durant une demi-heure.

Les nouvelles qu’elle rapportait montèrent à leur comble les terreurs de la jeune fille.

— Ah ! la Sainte Madone m’a inspirée, lança-t-elle comme entrée en matière.

Si l’on en croyait les Espagnols fervents, la Madone occuperait son temps à leur inspirer les actes les moins louables… Bah ! l’homme est toujours semblable à soi-même. Que pour être vil tout à son aise, il corrompe l’Idée, ou affecte d’être matérialiste et négateur de l’Idée, le résultat est le même. Idéalisme, matérialisme, sont trop souvent des masques voilant turpitude et vilenie.

— Donc, poursuivit Concepcion qui, elle au moins, obéissait à une affection excessive mais fidèle ; le señor comte n’a point du tout gagné la demeure de M. de Kœleritz. Il est à la fonda (hôtel) de Cadix, où il s’est fait servir son repas… Un homme comme lui, se commettre dans une fonda, bonne tout au plus pour des employés de commerce ou de minces greffiers, cela démontre bien qu’il se cache. Quant à sir Max Trelam, pour le retrouver, il faudrait être saint Antoine de Padoue, dont l’œil miraculeux découvre les objets perdus ; car sir Trelam n’a fait que passer à l’hôtel de la Paix. Il est sorti en annonçant qu’il rentrerait peut-être tard dans la nuit… Et où est-il à présent ? Avec la feuille sèche que le vent de la Sierra a détachée hier.

On juge de l’effet de semblables confidences.

Niète, éperdue, persuadée qu’un drame allait s’accomplir, drame dont je serais victime, la bola dont s’était muni le comte ne pouvant menacer que moi, Niète en arriva à des résolutions désespérées.

Conduite par Concepcion, la bonne soubrette concevait l’affection ainsi, elle s’échappa de la Casa Avreda par la sortie de la rue Zorilla, se rendit à la fonda de Cadix, et à travers les vitres, distingua son père qui réglait sa dépense au domestique de la table d’hôte.

Il allait partir, se diriger vers ce but inconnu où il m’avait sans doute convoqué.

Une lueur de raison incita la malheureuse Niète à renvoyer sa fille de chambre à la Casa.

S’il y avait tentative de crime, la servante n’en devait pas être témoin.

Assez douloureuse déjà serait la présence de la fille du coupable.

Oh ! Niète n’avait plus peur. Elle serait là, pour défendre, pour protéger son fiancé… Mais le fait que son père eût voulu, eût préparé le meurtre, n’en subsistait pas moins… le savoir espion avait éloigné de lui son enfant… Mais quel abîme creuserait la certitude qu’il ne répugnerait pas au meurtre.

Malheureuse et chère petite chose ! Les pensées rouges assassinent les âmes blanches.