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L’HOMME SANS VISAGE
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embêtant de naviguer sur un volcan, comme disait M. Thiers !

L’entretien prenait fin. Il ne fallait pas que Laffontis soupçonnât mon indiscrétion.

Vivement, j’enfonçai le sifflet dans l’ouverture du tube acoustique, j’empoignai le premier journal illustré qui se trouva sous ma main, et j’allai me jeter dans un fauteuil relégué près de la croisée.

Quand mon ami rentra, j’étais si absorbé par la contemplation du portrait de je ne sais quelle criminelle célèbre, que je ne m’aperçus de son retour qu’en me sentant secoué cordialement.

Quel bon garçon ! Il m’a pardonné, depuis, ma petite trahison professionnelle, et il a pleuré avec moi sur le souvenir de l’être charmant que je ne verrai plus.

Oh ! le souvenir, cette blessure invisible, que l’on emporte partout avec soi !

Mais j’anticipe sur les événements. J’ai tort. Je reprends.

Laffontis ne m’a point gardé rancune. Du reste, ce jour-là, j’ai bien réparé le « coup du tube acoustique », en me refusant absolument à dîner avec lui le soir même.

Je me retranchai sur la possibilité d’une dépêche du Times, pouvant m’obliger à quitter Paris d’une minute à l’autre.

Je n’en attendais aucune, mais ce que j’avais entendu de l’entretien de mon ami avec le Ministre, m’avait donné un scrupule.

Si, le fameux bourgogne s’en mêlant, Laffontis me dévoilait la nature des pièces volées, je ne pourrais me tenir d’expédier ces renseignements à Londres. Or, semblait-il, le « Grand Georges » et Laffontis étaient vraisemblablement les seuls à posséder ce secret.

Sa divulgation n’entraînerait-elle pas pour cet aimable compagnon la perte de la confiance du Ministre, et alors…

Bref, j’eus pitié de lui. C’est ridicule, car à présent que je le connais mieux, je suis certain que Laffontis n’aurait pas prononcé une syllabe au sujet du terrible document. Cet être-là est une lame d’acier dans un fourreau de velours.

Le « Grand Georges » juge bien les hommes. Il avait choisi son confident à bon escient.

Enfin, je pris congé et regagnai l’hôtel Bedford, où je déjeunai d’assez méchante humeur.

En somme, j’avais appris beaucoup et je ne savais rien.

Le papier, ou le dossier volé au Foreign-Office pouvait irriter l’opinion en France, et sans doute aussi en Allemagne… Sa publication aurait un tel retentissement que le « Grand Georges » lui-même n’espérait pas obtenir le calme des journaux.

Il était donc terrible, ce dossier ?

Là, j’entrais dans le brouillard. J’étais en mesure d’affirmer qu’un individu inconnu détenait une arme terrible ; mais sans me douter aucunement de ce qu’était cette arme.

Obsédé par mes réflexions à ce point que je regrettais presque le mouvement d’amicale clémence qui m’avait fait épargner Laffontis. (Il est vraiment incroyable de se rencontrer aussi bête et aussi cruel en présence de la curiosité surexcitée). Je m’étais affalé sur un des canapés du salon de correspondance de l’hôtel, assommé par mon inaction et ne me sentant pas le courage d’en sortir.

La pendule-cartel venait de sonner quatre heures quand, patatras, un jeune télégraphiste m’apporta une raison péremptoire de rompre avec ma paresse.

La raison était une nouvelle dépêche du « patron ».

Bien plus laconique que la première, celle-ci. Au surplus, la voici :

« Partir ce soir même pour Madrid (Espagne). Descendre à l’hôtel de la Paix, sur la Puerta del Sol. Vous aboucher avec le capitaine Lewis Markham, attaché militaire à l’ambassade britannique. Vous laisser guider par lui. Très grave. »