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L’HOMME SANS VISAGE

le résultat de mon entretien avec son père.

La réponse la réjouit.

Puis elle s’inquiéta quand, avec un peu d’embarras, je lui déclarai ressentir de violentes douleurs de tête.

Pauvre chère mignonne… L’idée du mensonge ne pouvait naître en elle. Elle fut la première à me conseiller de rentrer, de ne pas sortir le soir même. Elle irait au Théâtre Royal avec Concepcion et son père…

Je fus sur le point de lui dire :

— Ne comptez pas sur lui.

Mais je retins à temps la phrase imprudente. J’abrégeai la conversation et je m’éloignai, en redisant après la chère douce enfant.

— À demain !

Ô chers yeux bleus ! chers yeux bleus ! Pourquoi ne vous ai-je pas considérés plus longtemps ; pourquoi n’ai-je pas pénétré mon âme de vos scintillements de saphirs ?… Regret subtil, facette douloureuse dans les mille facettes du désespoir !

Le Salon du Prado, la maisonnette de la rue Zorilla me virent successivement, anxieux, fureteur… Pas de X 323, naturellement.

Je m’y attendais.

Un moment, j’eus la pensée de me présenter chez la marquise de Almaceda… J’y renonçai… Savais-je maintenant quels étaient les liens l’unissant à X 323… Le connaissait-elle moins superficiellement que je ne le connaissais moi-même ?

Dans ces sortes d’affaires, on ne saurait s’entourer de trop de précautions.

Et enfin, le correspondant du Times, puisqu’il faut tout dire, n’était pas autrement fâché de jouer un rôle dans l’aventure.

Quel encens si je sauvais X 323, et du même coup la paix européenne. Le Times me tresserait des couronnes… d’or, car le « patron » est généreux pour ceux qui servent bien le journal.

Plus il rentrerait d’or dans mon escarcelle, plus doux serait le nid que je bâtirais à ma bien-aimée « engagée ».

Ah ! fou ! pauvre fou ! les phtisiques, lit-on, rêvent ; la vie impossible à l’heure même où elle s’éteint. Hélas ! ils ne sont point les seuls. Tous, tant que nous sommes, nous nous épuisons en projets, oubliant que l’avenir, ce collaborateur sans lequel rien ne se fait, ne nous appartient pas.

Je regagnai l’hôtel de la Paix. Je me munis de quelques sandwiches, d’un petit flacon d’Alicante et, la nuit protectrice ayant étendu sa cendre sur Madrid, je m’engageai dans le dédale de rues devant me conduire à la Taberna Camoëns et au Puits du Maure.

J’arriverais à l’Armeria bon premier, en m’y prenant si longtemps avant l’heure fixée par le comte.

Peut-être, si X 323 obéissait à un raisonnement analogue, me serait-il permis de le prévenir. Et c’est nous qui surprendrions le comte, oui l’immobiliserions sans, d’ailleurs, lui faire de mal.

Il est mal porté d’occire son beau-père, et cette idée ne se présenta même pas à mon esprit.

Je traversai la taberna sans encombre. Je me trouvai seul dans l’enclos du Puits. Le déversoir fonctionna dans la perfection… ; j’eus bien soin de le refermer avant de descendre, afin que le niveau remontât à son degré normal ; — il fallait vingt minutes pour cela, je l’avais appris lors de ma dernière expédition.

De la sorte, ceux qui me suivraient par la voie souterraine, ne se douteraient pas qu’un représentant du Times les y avait précédés.

Le couloir parcouru, je soulevai la dalle mobile. Je la remis soigneusement en place, après qu’elle m’eût livré passage ; puis, à tâtons, dans le sous-sol obscur, j’allai me blottir derrière un caparaçon de guerre, admirable embuscade pour un curieux.

Et confortablement assis par terre, je dégustai mes sandwiches, raisonnablement arrosés d’alicante.

Quand on est de faction, il est sage de renouveler ses forces.

J’avais longtemps à attendre… Mais j’y étais préparé. Le caparaçon s’ac-