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L’HOMME SANS VISAGE
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tu as senti la morsure de nos dents.

Il continuait, s’animant, avec une rondeur satisfaite qui me causait un vague malaise.

Il avait, pour exprimer mon impression, la mine d’un homme qui va jouer un tour à ses adversaires.

— Le Monsieur, fit-il, qui est bloqué, doit s’efforcer d’utiliser le blocus à son avantage.

— Ah ! murmura Wilhelm auquel cette formule audacieuse ne parut aucunement compréhensible.

J’avoue, en toute humilité, qu’à moi non plus, elle n’apportait aucun sens plausible. Par exemple, mon malaise augmenta. Mon « instinct », ce sens inconscient, animal, survivant aux transformations naturelles qui nous ont amené à l’état d’hommes, m’avertissait d’un danger que mon intelligence demeurait impuissante à percevoir.

— Comment t’y serais-tu pris, cher Wilhelm, pour assurer à notre « précieux document », la voie libre vers Berlin ?

À la question, formulée avec l’orgueil de qui a trouvé une solution réputée impossible, l’interpellé étendit les bras dans un geste désolé, puis d’une voix hésitante :

— J’aurais cherché, un messager, qui ne pût pas être soupçonné… Mlle de Holsbein, par exemple.

— Tais-toi.

L’ordre fut rude, bref. Une colère intérieure colora brusquement le visage de l’espion… Mais il se calma, éteignit l’éclair de son regard, et d’un ton calme :

— Non, je ne veux pas mêler mon enfant aux dangers qui nous menacent… et puis, Niète est une petite fille ; elle n’a point une âme aussi allemande que nous.

Chère Niète ! combien ce témoignage rendu par votre père lui-même, fut doux à mon cœur.

Mais il allait toujours :

— Non, non, j’ai pensé mieux que cela. Des yeux sont ouverts sur moi ; je fermerai ces yeux.

Je frissonnai. Dans l’accent du comte vibrait une terrible menace.

— X 323, poursuivit-il, est averti de toutes mes démarches. Je ne saurais lui dissimuler aucun de mes gestes… Eh bien ! Pourquoi ne pas faire le geste qui l’attirera dans un guet-apens… où je le tuerai, gronda le comte avec une énergie farouche. Mort l’espion, libre est la route !

Il m’apparaissait effrayant cet individu. Il symbolisait pour moi tout l’espionnage allemand, capable de toutes les violences, de tous les crimes, pour atteindre à la réalisation de ce rêve malsain, dont les cerveaux germains sont empoisonnés : Assurer à la race teutonne l’hégémonie du monde.

Je crois bien que le secrétaire éprouvait un sentiment analogue. Il se tenait immobile, les yeux grands ouverts « désorbités » selon le néologisme si expressif, imaginé par cet exquis conteur français qui s’appelle Alphonse Daudet.

L’employé devait avoir un peu peur de son maître.

Ce dernier, tout à la satisfaction orgueilleuse qui chantait en lui, expliquait, sans souci de la mine effarée de son subordonné :

— Alors, j’ai rédigé une lettre adressée à M. de Kœleritz…

C’est un brave homme, ce Kœleritz, mais incapable des résolutions viriles. Il n’a pas dû comprendre pourquoi je la lui envoyais, peu importe… Il était l’appeau du chasseur. Je lui mandais ceci :

Monsieur le plénipotentiaire, envoyé extraordinaire, etc.

« Ce soir même, à minuit, dans le sous-sol de l’Armeria, j’aurai en mains le papier que vous réclamez. Soyez à la grille du jardin du Musée… Il faut en finir, dites-vous… J’aurai fini lorsque je vous aurai remis l’enveloppe… Mais je le répète… Le danger, qui est à cette heure sur ma tête, planera alors sur la vôtre… Et, dès l’instant où je me serai dessaisi, la responsabilité de l’échec possible vous incombera.