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L’HOMME SANS VISAGE

— Oui, mais cela n’a pas été tout seul.

Et le comte rit silencieusement.

— Je m’en doutais… Tu comprends pourquoi, mon brave Wilhelm, j’ai raconté ici mon déjeuner chez de Kœleritz, pourquoi, j’ai pris mon repas à la petite fonda (hôtel) de Cadix e Real, où je suis inconnu. J’ai donné l’impression d’un homme cherchant à dépister les espions dont il se sait entouré.

Eh mais ! voilà qui me semble s’adresser à X 323.

— Voyons, reprend le comte, dis-moi tout.

Le secrétaire prend une attitude encore plus raide, et, du ton d’un unteroffizier (sous-officier) au rapport :

— Je suivais la rue de La Adriana… Un ouvrier me heurte au passage… Maladroit ! J’avoue que le mot m’a échappé. L’autre s’arrête, m’agrippe à l’épaule : « Dis donc, señor insolent, tu pourrais te dire que celui qui court ainsi qu’un lunatique est le vrai maladroit… » Bref, je pense un moment qu’une scène de pugilat va se dérouler.

Seulement, mon interlocuteur est un « brave ouvrier », il réfléchit qu’un coup de poing, c’est certainement agréable à asséner à un « bourgeois » ; mais qu’un agrément aussi complet réside en la bouteille que peut offrir ledit.

Quand on ne « mange le bourgeois », il faut tâcher à le boire.

Et il s’adoucit, me propose de terminer la querelle en choquant les verres. J’accepte ; la conclusion pacifique me paraissant plus propre à éviter un scandale qu’une lutte à mains plates ou à poings fermés.

Nous entrons au Bar glewglew, cette maison anglaise ouverte récemment à l’angle de La Adriana.

— À ta santé !

— À ta santé !

Nous trinquons, je trempe mes lèvres dans le breuvage… je m’endors.

À ma profonde surprise, foi de Max Trelam, le comte se frotta joyeusement les mains en disant :

— À la bonne heure.

— Cette « absence de moi-même » ne dut pas durer plus de quelques minutes. Je revins au sentiment, avec les mêmes consommateurs pour voisins, et, en face de moi, mon ouvrier qui pérorait, comme s’il ne s’était point aperçu de la courte extinction de mon intelligence.

Nous nous séparâmes bientôt, et je me rendis sans autre incident chez M. de Kœleritz ; mais je suis certain que l’ouvrier était un faux artisan, qu’il a jeté une drogue dans mon verre, et qu’il a profité de mon évanouissement, étourdissement, syncope, appelons cela comme il vous conviendra, pour prendre connaissance de la missive dont vous m’aviez chargé.

— Brave X 323, murmurai-je, comme tu veilles sur les intérêts de l’Angleterre !

Mais mon admiration devint muette, reléguée au second plan par l’ahurissement le plus complet.

M. de Holsbein répliquait :

— Mon cher Wilhelm, moi aussi, je suis certain que l’on a violé le secret de cette lettre. Par exemple, je puis t’assurer que j’en suis heureux, car j’avais escompté cette violation.

Le secrétaire eut un geste de surprise, qui semblait être la reproduction de celui que je marquai derrière mon abri de feuillage.

— Tu es un fidèle, Wilhelm, reprit le père de Niète… Ton aventure dans le train de France t’a certainement fait penser qu’autour de la Casa Avreda, des yeux vigilants sont ouverts, surveillant mes démarches, celles de mes serviteurs, nos allées, venues, nous isolant de la patrie allemande.

Et son interlocuteur affirmant d’un mouvement de tête :

— Nous sommes dans la situation d’une garnison bloquée par l’ennemi dans une forteresse, sans communication possible avec les armées de notre nation. Et cependant, il faut que le traité, enlevé à la barbe de ces chiens d’Anglais, parvienne à Berlin. Il le faut !

— Chiens d’Anglais, grommelai-je… Si tu nous appelles chiens, c’est que