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L’HOMME SANS VISAGE

pour accentuer l’effet de la phrase suivante, puis acheva :

— Seulement, à son réveil, le voyageur affirma n’avoir jamais eu en sa possession de papiers pouvant tenter la cupidité des voleurs. Il rentrait dans sa famille, et ne comprenait absolument rien à l’attentat dont il avait été victime.

— Passons, passons, ordonna le comte, avec une nervosité que décelait toute sa personne.

— C’est ici, señor comte, reprit l’impitoyable miquelet, que j’aurai enfin l’honneur de vous apprendre en quoi toute cette affaire vous intéresse. Vous reconnaîtrez que j’y suis arrivé par le chemin le plus normal, car, sans les explications préliminaires, la fin de ma narration n’aurait aucun sens.

Eh bien ! le voyageur interrogé par mon collègue Vélorez, lieutenant de la 3e compagnie du bataillon miquelet du district de San Sébastian, la Perla del Oceano, déclara répondre aux nom et prénom de Wilhelm Bonn, natif de Hambourg (Allemagne), âgé de trente-sept ans, célibataire, exerçant la profession de secrétaire particulier de Votre Excellence !

J’attendais cette conclusion depuis un moment.

Elle ne provoqua chez moi aucune surprise.

Mais le comte fit une grimace rageuse, serra les poings et d’un ton où tremblotait la rage :

— C’est pour me conter tout cela, que l’on vous a dérangé, lieutenant.

L’autre persista à sourire aimablement.

— Pour cela et pour contrôler les dires de Wilhelm Bonn. Il a repris le train pour Madrid, mais la gendarmerie veille sur lui. Et l’on m’a chargé par le telegrafo(télégraphe), de m’enquérir auprès de vous de la réalité de la personnalité en question.

— Tout ce qu’a dit ce brave garçon est l’exacte vérité.

— Alors, on le laissera paisiblement débarquer en gare de Madrid et gagner votre demeure, señor. Faute de votre affirmation, on l’eût appréhendé à la descente du train, car il ne suffit pas de se poser en victime, pour tromper l’œil toujours ouvert de la police ; il faut encore faire la preuve d’un état civil indiscutable.

Il se levait, saluait, multipliait les « gracias, señor », s’excusait du temps précieux dérobé au señor comte ; mais les exigences du devoir, la discipline, l’intérêt majeur de la sécurité publique, les lois et règlements régissant les chemins de fer…

Ah ! les bavards. C’est alors qu’ils n’ont plus rien à dire, qu’ils se montrent le plus résolument diserts.

N’eût été sa qualité de messager administratif, je crois bien que M. de Holsbein l’eût tranquillement jeté par la fenêtre.

C’est ce que je crus comprendre aux palpitations furibondes des narines de « beau-père », et aux regards sournois qu’il jetait vers la croisée.

Enfin, le lieutenant se décida à la retraite.

Au seuil de la porte, il marqua l’intention de nous régaler d’une nouvelle succession d’excuses.

Mais le comte en avait décidément assez.

Il coupa court à l’averse oratoire que l’attitude de l’officier faisait prévoir, et poussant irrésistiblement la porte, de façon à interposer son épaisseur entre sa propre personne et le visiteur, il prononça d’un ton sans réplique :

— Merci, lieutenant… Voici cinq pesetas pour votre peine.

Le miquelet saisit la pièce d’argent, la porta à ses lèvres ; la solde est faible, en Espagne, et bien certainement le pauvre officier remerciait la Madone de son aubaine.

Mais la porte se ferma, nous séparant définitivement du lieutenant, qui en fut probablement réduit à réciter sa reconnaissance pour lui tout seul.

Oh ! il n’était pas à plaindre. Nous savons qu’un bavard n’a cure d’être écouté. Parler lui suffit. Il parle comme le hanneton bourdonne, d’instinct… C’est le mouvement de la langue qui