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L’HOMME SANS VISAGE
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bonnes minutes, et ni moi, ni le comte ne savions en quoi nous intéressait ce voyageur déchaussé.

Je voyais les traits de M. de Holsbein marquer une impatience grandissante, mais il jugeait probablement qu’interrompre un bavard n’a d’autre résultat que de prolonger son bavardage. Et il se contraignait à laisser le miquelet enfiler des phrases, les unes au bout des autres.

Celui-ci, du reste, montrait par ses gestes étudiés, ses expressions de physionomie, qu’il considérait, de par sa prose, nous offrir un régal littéraire tout à fait exceptionnel.

Très digne il reprenait :

— On devait donc supposer que le ou les malfaiteurs, l’emploi du chloroforme entraîne l’hypothèse criminelle, car vous savez mieux que moi-même, sans doute, señores… encore que mon expérience personnelle me donne voix au chapitre ; vous savez, dis-je, qu’en dehors des cas d’intervention chirurgicale, le chloroforme n’est point un condiment dont l’homme assaisonne son existence.

Or, dans l’espèce, il était évident que la chirurgie n’avait point eu à intervenir. Tout au plus, un bottier eût pu être mêlé à l’affaire, puisque le dormeur se trouvait privé de ses souliers.

— Mais enfin, s’exclama le comte, poussé à bout par l’intarissable et monotone discoureur, en quoi tout cela me concerne-t-il ?

À la bonne heure… Voilà une question sensée… Moi aussi, je désirais savoir.

Mais le lieutenant ne se troubla point pour si peu.

— Vous le saurez, señor comte, vous le saurez quand le moment sera venu ; mais un personnage de votre importance ne peut vouloir qu’une communication administrative manque de méthode. En toute chose, il importe de commencer par le commencement et de progresser ensuite logiquement vers la conclusion.

— Alors, progressez, lieutenant, progressez… En ce moment, nous marquons le pas.

La réflexion amena un sourire sous la moustache noire de l’officier.

— Très judicieux, fit-il d’un ton approbateur, je progresse, comme vous le désirez.

Et imperturbablement, il reprit son récit, là où il l’avait laissé.

Ah ! quand un Espagnol se mêle d’être flegmatique, il recule les limites du flegme tolérable.

— Nous disons donc que des criminels ont assurément « chloroformé » notre voyageur.

Ce qui militait encore en faveur de cette hypothèse somnifère, c’est que non contents de l’avoir déchaussé, les malfaiteurs s’étaient amusés à découdre les doublures de ses gilet, veston, pardessus ; à enlever la coiffe de son chapeau, celle de sa casquette à oreillettes, destinée au voyage, bouleversé le contenu de sa valise. Le nombre et la complication de ces opérations démontrent péremptoirement la volonté de la chloroformisation. En effet, sans le secours de cet anesthésique, on n’eût pu procéder à pareil remue-ménage.

— Mais c’est un homme que l’on a fouillé… Peut-être le jugeait-on porteur de papiers importants, qu’il eût pu dissimuler dans les doublures, chaussures, et autres endroits où il n’est point d’usage de placer des paperasses, gronda M. de Holsbein décidément mis hors des gonds.

Ce me fut un trait de lumière.

Je comprenais le « motif » de l’incident du chloroforme.

Mon « beau-père », sous l’influence de l’événement, avait dévoilé la pensée qui, depuis le début du récit du lieutenant, tenaillait son cerveau.

L’officier, lui, n’y vit que la marque d’une perspicacité supérieure, et avec une nuance de respectueuse considération :

— Le señor comte a mis le doigt dans le « mille ». C’est bien là en effet ce que les premières constatations ont paru tendre à démontrer ; seulement…

Il fit une légère pause, sans doute