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L’HOMME SANS VISAGE

s’empressa de déclarer le comte qui ajouta aussitôt, l’inquiétude qui le tenait à cet instant n’étant point suffisante à réfréner son besoin de persiflage… un autre moi-même ; nous établissions justement un parallèle entre nous, quand on vous a annoncé.

Joli le parallèle, où il me démontrait, qu’après avoir assommé les gens, on est encore capable de les « raser ». C’est je crois l’expression de mes confrères français.

Le miquelet, lui, ne se douta pas que les paroles prononcées pussent exprimer autre chose, que leur sens littéral et, de très bonne foi, il me salua respectueusement, avec la considération due à l’autre soi-même du riche comte de Holsbein Litzberg.

— Je m’explique donc, Monsieur le comte.

Et posément, narrant avec méthode, en décomposant, indiquant ainsi qu’aux yeux du lieutenant l’art oratoire apparaissait tel un maniement d’armes, il raconta :

— Ce matin, vers la dixième heure, le train international express Madrid-Irun-Paris-Cologne-Berlin arrivait en gare frontière d’Irun, avec deux heures trente-cinq de retard seulement, ce qui, je le fais remarquer en passant, constitue le record d’exactitude de l’année.

Je pensai à part moi que le miquelet eût été plus adroit de ne pas insister sur ce point. J’oubliais qu’en Espagne, la lenteur et l’irrégularité des trains est telle que le peuple qui ne manque pas d’esprit, a créé ce dicton :

« Si tu es pressé, enfourche une mule ;

« Si l’exercice est nécessaire à ta santé, promène-toi avec tes pieds ;

« Mais s’il te faut te dresser à la patience, sers-toi du chemin de fer. »

Lui, cependant, progressait dans son récit, avec une lenteur méthodique qui semblait empruntée au ferrocaril lui-même.

— Le chef de train courant le long du quai pour avertir les voyageurs qu’à Irun tout le monde descend, sauf les personnes utilisant des places de wagons-spécialisés, découvrit, étendu sur la banquette d’un compartiment de première classe, un señor profondément endormi.

Il tenta de le tirer de son sommeil par des appels réitérés.

— Eh ! señor ! Irun ! Tout le monde descend. Irun, frontière française… etc., etc.

Le voyageur continuait à ronfler de toutes ses forces.

Inquiet de cette faculté excessive de dormir, l’employé en référa à un inspecteur, lequel se précipita chez le sous-chef de gare, qui bondit chez le chef, et ces trois fonctionnaires, après une rapide délibération, décidèrent de descendre, à bras d’hommes, le dormeur qui ne paraissait point apte à descendre sur ses jambes.

Des hommes d’équipe, requis, transportèrent le voyageur inconnu dans le bureau du chef de station, où les joignit bientôt don Lorenzo Parfaragate, médecin de la Faculté de Séville, docteur ès soins sanitaires, lequel déclara que l’inconnu avait été endormi par les vapeurs du chloroforme, et que, selon toute vraisemblance, il se réveillerait dans un instant peu éloigné.

Cependant, l’on constatait que le patient avait subi un étrange traitement.

Ses chaussures lui avaient été enlevées. On eût beau fouiller les wagons remisés alors sur une voie de garage ; on ne retrouva aucune trace de ces souliers que, à son réveil, le dormeur affirma avoir été à ses pieds et être des souliers molière, lacés, de la pointure 42, en box calf bout verni.

Naturellement, cette assertion ne pouvait être mise en doute, car, il était certain que l’homme n’aurait pu gagner le train et s’y installer en portant seulement à ses pieds les chaussettes, rayées de vert et de rouge, qui les couvraient actuellement.

Je me tenais pour ne point rire.

Le miquelet nous récitait avec un sang-froid déconcertant le rapport administratif.

Seulement, il parlait depuis cinq