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L’HOMME SANS VISAGE

une position qui m’interdit de bouger.

Je m’étais levé. J’avais pris une cigarette, je l’allumai.

Et comme il faut toujours montrer à son adversaire que l’on ne craint rien de lui, je laissai tomber négligemment :

— En effet, votre attitude n’est pas naturelle. Et si elle ne vous est pas commandée par une infirmité quelconque, je serais ravi de vous en voir changer. C’est du pur égoïsme… Je me fatigue à vous voir ainsi.

Il ne se le fit pas répéter.

Un instant après, il s’était installé commodément dans son fauteuil de bureau, et d’un ton où plus rien n’apparaissait de la rage passée :

— Causons, voulez-vous ?

— Très volontiers.

— Vous êtes intelligent.

Je m’inclinai, parce que l’on s’incline toujours devant une appréciation flatteuse. Ce fut involontaire, mais l’habitude a une telle emprise sur nous.

— Vous êtes intelligent… certainement brave… Reporter du Times, excellente référence qui ouvre toutes les portes et permet toutes les curiosités.

J’allais me récrier, trouvant l’ironie un peu forte, il me prévint.

— Je ne plaisante plus. Je livre ma pensée sans détours. Prenez mes paroles comme elles sont prononcées. Je sais rendre justice même à mes ennemis.

— Ennemis est beaucoup dire.

— C’est dire simplement ce qu’il est impossible de ne pas affirmer.

— Pourquoi ?

— Vous êtes Anglais.

Diable d’homme. Comme Anglais évidemment, dans les circonstances actuelles, je ne pouvais que lui être ennemi irréconciliable. Toutefois, j’essayai de lui faire admettre un « distinguo ».

— Permettez, ennemi, en tant qu’unité de race différente, je n’en disconviens pas… Mais l’homme que je suis n’est pas hostile de propos délibéré à l’homme que vous êtes ; et de cela vous devez être certain… Je fais pour vous tous les vœux que mon loyalisme et mon amour me permettent de concilier, parce que vous avez à mes yeux un titre sacré. Vous êtes le père de Miss Niète.

Il secoua violemment la tête, ses yeux s’animèrent.

— C’est précisément comme « père » que je veux vous entretenir pendant que je vous tiens, pendant que cette visite, non cherchée par moi, m’assure contre les interprétations inquiètes de… mon entourage.

Puis, effaçant toute trace de l’émotion intérieure que ces dernières paroles m’avaient laissé deviner, il reprit d’un accent enjoué, plein de bonhomie :

— Nous nous sommes vus tous deux à l’Armeria, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais en disconvenir, approuvai-je.

Et me passant comiquement la main sur la nuque, en évitant d’appuyer… car l’endroit était encore le siège d’une douleur que le plus léger contact réveillait, je m’en étais bien aperçu le matin, en me brossant les cheveux.

— Je le saurais d’autant moins que le souvenir est gravé là.

Il daigna saluer la plaisanterie d’un rire épanoui.

— Bon ! bon ! on ne grave que sur les temples. Jamais les graveurs ne se sont exercés sur des masures.

Le comte décidément avait une façon originale d’envisager les choses, et gagné par sa jovialité, je ripostai :

— Merci pour mon temple ; mais, entre nous, je préfère qu’il n’y soit ajouté aucun ornement. J’invite les sculpteurs ou autres à des travaux éloignés de mon sanctuaire.

— Oh ! déclara-t-il, ils sont bien loin, et jamais même l’idée ne leur serait venue d’ajouter à une œuvre qui se suffit à elle-même. — On n’est pas plus gracieux ! — si les circonstances ne leur en avaient fait un devoir impérieux…

— Oh ! impérieux !…

Je me récriais, vous pensez… Ce devoir de me casser la tête !