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L’HOMME SANS VISAGE
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Sous le vestibule, dans un cadre ad hoc, le « manager » toujours soucieux du confort, sachant d’ailleurs qu’un des premiers besoins du confort moderne, est d’être renseigné sur tous les potins mondiaux, des bandes de papier, zébrées de lignes de caractères bleus, étaient collés.

Des clients se pressaient, en face de ces « dépêches par fil spécial », car certains hôteliers ont aussi leur fil spécial ; ils lisaient avidement, pensant élargir leur vie en la dépensant à s’occuper sans nécessité d’une foule de choses qui ne les concernaient point.

J’entendis au passage des réflexions :

— L’état de M. de Kœleritz reste stationnaire.

— Impossible toujours de diagnostiquer la maladie.

Mais je passai sans m’arrêter, peut-être parce que, seul, je savais la cause et le but du mal qui clouait au lit le délégué allemand.

J’atteignais le pied de l’escalier accédant à ma chambre, quand une voix, dont le timbre était demeuré impressionnant à mon oreille, prononça tout près de moi :

— Sir Trelam, si je ne me trompe.

Je m’immobilisai d’un coup. Je regardai et me trouvai tout interloqué. La marquise de Almaceda, la « Tanagra vivante » était là, devant moi.

Elle était plus pâle que lors de notre première rencontre, à la réception du comte de Holsbein Litzberg. Un cercle légèrement bistré meurtrissait l’entour de ses yeux, et, sur son visage flottait, si l’on peut ainsi rendre l’impression, un voile d’indéfinissable tristesse.

Elle me tendit la main, sans fausse réserve, et de sa voix chantante, elle reprit :

— Je ne pense pas que vous soyez surpris de me voir… Parfois le hasard d’une seule entrevue fait que l’on se sépare ensuite d’un ami…

Je m’inclinai, ne trouvant rien à répondre.

Elle continua, avec un visible effort :

— Tel fut mon cas, le soir… à la Casa Avreda.

Et, réussissant à amener sur ses traits mélancoliques, une expression d’enjouement factice :

— Avant de quitter Madrid, j’ai voulu prendre des nouvelles d’un ami blessé.

Elle avait accentué le mot ami, au point de me causer un trouble que je n’analysai point.

— Vous partez ?

Ma question si simple amena une contraction fugitive de son visage. Il me sembla qu’un soupir contenu soulevait sa poitrine, et elle répliqua avec une évidente tristesse :

— Il est des choses que l’on doit faire, encore qu’elles déplaisent ou même qu’elles sont pénibles.

C’était presque une confidence.

Et nous nous rencontrions pour la seconde fois.

Cette réflexion, je ne la fis pas à l’instant même. Le ton dans lequel la marquise avait lancé la conversation m’avait fait oublier qu’en réalité, nous étions, au moins logiquement, des inconnus un instant rapprochés par une soirée mondaine.

Elle secoua la tête, comme lorsque l’on chasse une pensée importune, et sa voix ayant reconquis sa fermeté :

— Laissons cela… Je pars et rien ne saurait empêcher mon départ. C’est pour parler de vous que je suis venue.

Puis, avec un sourire mélancolique :

— Comme le Maître Jacques de l’Avare, vous me représentez un être double : le correspondant du Times et… l’ami. J’ai affaire à tous les deux.

— Auquel d’abord, fis-je, entrant ainsi de loin dans le dialogue de Molière.

— Au correspondant ; à celui-ci j’apporte des « informations », à la faveur desquelles, il acceptera peut-être quelques conseils à l’ami.

Sous le ton plaisant, je sentais des pensées graves.

— Mais nous ne pouvons causer ici, interrompis-je. Pardon de n’y avoir pas songé plus tôt. Voulez-vous me permettre de vous conduire au salon de lecture, où, ajoutai-je avec une affecta-