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L’HOMME SANS VISAGE

entre les lignes, que lui-même l’avait raté à Londres !

Car, naturellement, je ne songeais pas une seconde à me dérober.

La mission était ennuyeuse certes, j’en avais la douloureuse conviction, mais de là à lâcher pied, il y a un abîme.

Et puis, et puis, au fond de moi-même, une voix que l’on écoute toujours avec plaisir, me disait que je n’étais pas maladroit, que j’avais déjà conduit à mon honneur d’autres reportages épineux, que cette fois encore je réussirais peut-être…

Tous, nous avons, au plus profond de notre être, une petite voix semblable, qui nous parle d’un timbre si doux, avec des vocables si caressants, que nous lui obéissons toujours.

C’est l’organe d’une adorable ennemie, plus aimable, plus louangeuse que nos meilleurs amis, et elle porte un joli petit nom de femme : la vanité.

Comme à la plupart de vous, lecteurs graves ou sémillantes lectrices, cette terrible flatteuse me persuada sans peine que le « patron » me manifestait une confiance qu’il ne marquerait à aucun autre que… et cætera…, des et cætera dont je rougirais si j’étais modeste.

Bref, je me déclarai que j’arriverais au but désiré par le Times et… je sautai dans le bureau de l’hôtel Bedford, où, en punition de mes péchés sans doute, je tombai sur un annuaire des Ministères et Administrations de l’État.

— Parfait, me confiai-je. Dans l’entourage du « Grand Georges », attachés de Cabinet ou secrétaires, je trouverai quelqu’un à qui parler et à faire parler.

De ce moment, j’étais embarqué dans une aventure tragique, dont le souvenir a pris place parmi les grandes douleurs de ma vie.

Seulement, n’étant point de Thèbes, ou autres lieux chers aux pythonisses, liseuses d’avenir, semeuses de déceptions ou d’espérances (ceci est une simple question de tempérament), je ne prévis pas le moins du monde ce qui m’attendait.

Je feuilletai avidement l’annuaire.

— Voyons, nous disons : Ministère de l’Intérieur… Le voici… Ah ! Composition du Cabinet… Ah !

L’exclamation m’était arrachée par un nom qui avait brillé comme un éclair à mes yeux.

À la troisième ligne, j’avais lu :

Henry Laffontis, secrétaire.

Henry Laffontis… Mais je ne connaissais que cela ! Eh oui, ce grand garçon, châtain de cheveux et de barbe, aux bons yeux bleus rieurs…

Il était venu à Londres avec une caravane de journalistes parisiens. Nous autres Londoniens les avions reçus en frères plus encore qu’en confrères, et ma bonne fortune nous avait mis, lui et moi, en sympathie.

Désertant les agapes officielles, nous nous étions livrés à quelques fugues dans ma Cité.

Bref, nous nous étions quittés en nous promettant, avec cette émotion fugitive mais réelle de toute séparation, de nous revoir.

De passage à Paris, j’irais lui rendre visite. Quoi de plus naturel ? Rien, si ce n’est de dîner ensemble et, un joli bourgogne aidant, j’arriverais bien à lui tirer ce que le « patron » désirait savoir, à moins qu’il ne le sût pas lui-même.

Comme on le voit, j’étais non seulement machiavélique, mais encore présomptueux. Je n’admettais pas que mon confrère parisien pût me céler un secret du moment où il le possédait.

Un proverbe de la vallée de la Seine exprime cette idée, naïve de forme, profonde d’esprit :

— Il faut battre le fer tandis qu’il est chaud.

Je jugeai qu’il en était de même du secrétaire du Président du Conseil, et sautant dans un taxi-auto, je me fis conduire au Ministère de l’Intérieur.

En descendant à la grille de la place Beauvau, j’adressai un regard de défi au palais de l’Élysée qui gisait bien tranquillement à sa place.

Pourquoi défiais-je cette spacieuse et bourgeoise habitation ?