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L’AÉROPLANE-FANTÔME

— Vous permettez que je prenne un instant la ravigoting ?

— Comment donc ! riposte Von Karch, ravi de cette entrée en matière si propice à ses desseins.

Et lui-même tend à son interlocuteur le petit barillet de verre à l’étiquette enluminée, tout en ajoutant :

— Un Anglais ne vous répondrait pas, parce que non présenté. Mais nous autres, étrangers, avons plus de courtoisie. Je dis : nous autres, parce que vous aussi, j’imagine. L’accent vous décèle citoyen de la grande république américaine.

Tril s’empresse de répliquer. En effet, l’Amérique est sa patrie. Il fait décrire un quart de cercle à sa chaise, de façon à présenter un profil à son assiette et l’autre à son interlocuteur.

Et les deux personnages échangent des confidences où la vérité ne trouverait peut-être pas son compte.

L’Allemand se déclare négociant, en résidence à Dantzig, salaisons, viandes fumées, etc. ; présentement à Londres, pour ses affaires.

Tril, lui, est le neveu de la grande quincaillerie de Charleston, Dorpt and Cie, cent soixante-douze millions de vente par an, le monde submergé sous une pluie de zinc, de fer-blanc, de fer battu, et renvoyant en échange un fleuve d’or. Il parcourt l’Europe, ce cher neveu quincaillier, pour l’extension des relations, visitant les grandes usines, examinant leurs procédés de fabrication. Sa jeune sœur, actuellement se trouve chez le riche Fairtime, qui possède en ce genre, une usine modèle, au nord de la métropole anglaise.

Il ajoute négligemment :

— Tantôt j’ai présenté ma sœur dans la prison de Newgate, et j’ai vu le prisonnier français dont tous les journaux français s’occupent, je ne sais vraiment pas pourquoi. Il me semble qu’un être, un objet, s’ils ne sont pas en fer-blanc, ne sont pas matière à fixer l’attention.

Von Karch qui n’a pas dit de lui un mot conforme à la réalité, ne se figure pas que son interlocuteur agit de même. Tous les menteurs en sont là. Chacun croit avoir le monopole de la tromperie. L’éternelle vanité humaine opère là comme ailleurs.

Il rit des opinions paradoxales de ce petit Américain. De temps en temps, il verse un verre d’ale à sa fille, qui écoute immobile et ennuyée ; il l’oblige à choquer le verre contre le sien, et il boit avec recueillement, les yeux mi-clos, se disant tout bas :

— Le brave garçon. C’est le ciel qui l’a conduit ici pour m’enlever une satanée préoccupation.