Page:Ista - Contes & nouvelles, tome III, 1917.djvu/55

Cette page a été validée par deux contributeurs.
49

On eût bien étonné Monsieur Boron, on l’eût même indigné, en lui disant qu’il allait se payer un plaisir quelconque. Mais, pendant vint ans, il avait entendu répéter cette phrase, tous les jours, dès que sonnaient trois heures, par un vieil employé qui consacrait tous ses loisirs à culotter solitairement des pipes en élevant des canaris. L’amateur de canaris étant mort, monsieur Boron avait repris la phrase pour son compte personnel, soit par respect de la tradition, soit qu’il éprouvât quelque fierté à proférer d’aussi audacieuses et amusantes paroles. Depuis dix ans, sa journée n’eût pas été complète, s’il n’avait pu déclarer, sur le coup de trois heures :

— Plus de travail pour aujourd’hui. À nous la joie et les plaisirs !

Les employés gagnèrent la sortie. Surnuméraires faméliques gardant encore, aux plis de leurs vêtements grossiers, les odeurs rustiques et suries de la ferme paternelle ; vieux commis au dos rond, à l’œil éteint, distillant le parfum fade et rance de ceux qui changent rarement de linge et tiennent les bains de pieds pour une élégance réservée aux gens du monde ; êtres barbus et chauves, chargés de famille et d’appréhensions budgétaires, filant sans perdre une minute chez le tailleur ou l’épicier dont ils tiennent les livres ; tous s’éparpillèrent dès le seuil, les uns courant au point de s’essouffler, les autres gardant jusque dans la rue leurs allures traînardes de fonctionnaires pour qui les minutes n’ont pas de valeur.

À petits pas inégaux et mal assurés, en homme pour qui l’équilibre devient chose incertaine dès qu’il a quitté l’appui de son rond de cuir, Monsieur Boron gagna le faubourg où il habitait depuis son mariage.

Sous ses yeux, la petite ville, éboulée au flanc d’un