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gauche et droite de chaque ligne. Sa belle main l’ayant fait choisir pour cette besogne, au temps lointain de son entrée dans l’administration, il s’en était fait une spécialité, par son aptitude pour ce genre de travail, son inaptitude pour tous les autres, si simples fussent-ils. Depuis trente ans, il dessinait des titres, rien que des titres. Soumis, ponctuel, bien noté, il était passé normalement, sans tour de faveur comme sans retard, de la cinquième à la première classe. Mais son travail était resté le même qu’au début : la fastidieuse et inutile perfection des titres en impeccable ronde, ornés d’arabesques compliquées et de minutieuses hachures, des titres merveilleux que personne ne verrait jamais plus, dans l’obscur grenier des archives où les registres, sitôt remplis, allaient l’un après l’autre dormir sous la poussière.

Et jamais une seule fois cette inquiétude n’avait effleuré son esprit, qu’un de ces titres fignolés, en trois ou quatre jours de travail consciencieux, par un employé à trois mille six cents francs par an, coûte une quarantaine de francs à l’État, et ne sert absolument à rien.

Ses chefs n’y avaient jamais pensé davantage. Ils étaient fiers d’avoir des registres bien tenus, et ne cherchaient pas plus loin.

Une horloge sonna trois coups. Monsieur Boron jeta un regard satisfait sur la panse d’a qu’il était en train d’ombrer, et qui lui semblait particulièrement bien venue. Puis, remettant au lendemain les trois hachures qui manquaient encore pour terminer ce chef-d’œuvre, il essuya soigneusement sa plume, posa une rondelle de carton sur son godet à l’encre de Chine, et prononça d’un ton satisfait :

— Plus de travail pour aujourd’hui. À nous la joie et les plaisirs !