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La souffleuse


— Au temps où je jouais les grands premiers rôles au Casino de Coqueville-les-Bains, nous raconta le vieux Lapaume, notre troupe avait l’honneur de posséder un souffleur qui était une souffleuse. Sophie, ainsi se nommait-elle, avait double titre à trouver un emploi au théâtre, car elle était l’épouse légitime de Prunard, le second régisseur, et la maîtresse officielle de Cajolle, le troisième comique. Mais elle était laide comme un pou de guenon, et si mal bâtie qu’on ne pouvait songer à la coller sur la scène, fût-ce pour jouer en travesti les vieillards contrefaits. On l’avait donc installée dans la boîte du souffleur, et je dois dire qu’elle s’acquittait très bien de sa tâche. Elle avait du tact et de la bonne volonté, et nous n’eussions eu qu’à nous louer d’elle, si Sophie n’avait été sujette à d’étranges crises qui la privaient de tous ses moyens.

Presque chaque soir, notre souffleuse soufflait comme le dieu Borée lui-même, pendant deux ou trois actes. Puis, soudain, ceux qui avaient le malheur d’être en scène au moment de sa crise se trouvaient complètement privés de son indispensable secours. Ils avaient beau s’approcher de la rampe, tiquer de l’œil et de la bouche, répéter les appels de pied les plus pressants et les plus impérieux, Sophie bafouillait, tournait trois pages à la fois, envoyait avec une déplorable insis-