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les gros registres, de sa jolie écriture penchée et régulière.

Les patrons la traitent comme si elle était un peu de la famille. Les clientes les plus huppées lui sourient gentiment, l’appellent par son petit nom. Les demoiselles de magasin s’abstiennent, à son égard, des petites méchancetés sournoises qu’elles se prodiguent l’une à l’autre. Tout le monde l’aime, la respecte. C’est un modèle… C’est un trésor… C’est une sainte…

Il est tard. Toute la ville dort. Là-haut, dans sa mansarde, Mlle Séraphine brûle soigneusement son brouillon, en écrase les cendres en une poussière impalpable qu’elle jette au vent, par la fenêtre entrouverte. Elle relit une dernière fois sa lettre, en rédige l’adresse, de sa grande écriture de la main gauche, tremblée et impersonnelle. Puis elle cache l’enveloppe dans une poche secrète de sa robe. Demain, en allant à la première messe, elle la glissera à la poste, d’un geste tranquille et discret, en passant devant la boîte sans même ralentir le pas, bien gardée du reste par la nuit complète encore et par le sommeil de tous.

Elle se couche. À travers les minces cloisons des mansardes, elle entend des corps qui se tournent et se retournent dans l’insomnie, des voix qui balbutient des mots sans suite. Excédées par leur besogne fastidieuse, énervées par la claustration, les demoiselles de magasin rêvent de longues promenades dans la campagne claire et joyeuse, de bals, de rendez-vous, de fringants militaires galants, empressés, amoureux. Elles rêvent d’avenir, d’amour, de fortune. Elles rêvent qu’elles ont un mari qui les aime bien, qu’elles sont patronnes à leur tour, qu’elles ont de beaux enfants à élever et à chérir.