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toile de fond. La toile se déchire, mon sauvage passe au travers et tombe à l’extérieur de la loge ; sa mère saute après lui pour continuer à taper dessus, et ils étaient disparus tous deux avant que j’eusse songé à intervenir. J’étais abruti, monsieur ! Le public m’engueulait, fallait voir ! On a presque démoli la baraque, j’ai dû rendre la recette, payer des locations, des indemnités, tous mes frais de mise en train, que sais-je !… Bref, j’y ai laissé jusqu’à mon dernier sou, et je n’ai même pas osé aller chez la mère du sauvage pour lui réclamer le costume de plumes et de paillon qu’il avait emporté, car je ne voudrais pour rien au monde affronter de nouveau cette terrible petite vieille femme… Voilà pourquoi je vends des crayons, monsieur, après m’être ruiné dans une affaire qui devait me rapporter des rentes…

Il se tut, et je lui exprimai mes sincères condoléances, en ajoutant qu’il retrouverait sans doute un autre sujet non moins brillant. Mais il secoua mélancoliquement la tête.

— Non, soupira-t-il, je n’y compte pas, monsieur… les vraies brutes deviennent de plus en plus rares, et il n’y a pas au monde deux hommes sauvages comme celui que j’ai perdu… Il avait toutes les qualités, ce cochon-là, et n’avait, hélas ! qu’un défaut, celui de ne pas être orphelin !