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s’enfuir d’épouvante. Puis le rideau se lève, mon sauvage apparaît, enchaîné à un poteau, et se précipite comme pour me dévorer, tandis que je le tiens en respect en braquant sur lui mon revolver. Fallait voir le public, monsieur : des yeux comme des portes cochères, des bouches à y entrer en biplan sans toucher les bords ! Alors, j’allume une torche pour le repas du sauvage, parce qu’il faut toujours commencer par là. Personne n’ignore que c’est du chiqué, tout le monde a vu des purotins cracher des flammes aux terrasses des boulevards, mais le public est traditionaliste, et un homme sauvage qui ne mangerait pas du feu ne serait pas un homme sauvage. À ce moment, j’entends crier, dans le fond de la salle : « Ugène ! Ugène ! Veux-tu bien venir ici tout de suite ! » Je me retourne, et je vois une petite vieille, grosse comme deux sous de beurre, qui se précipite vers la scène. Elle bouscule les spectateurs, enjambe les banquettes, culbute mon chef d’orchestre et l’orgue de Barbarie dont il tournait la manivelle, se fait un marchepied de l’instrumentiste, puis de l’instrument, saute sur la scène, bondit sur le sauvage, et commence à lui en flanquer, monsieur, et à lui en dire : « C’est ici que je te retrouve, vaurien ! (Pan, un coup de pied !) C’est pour faire ce beau métier-là que tu t’as ensauvé de la maison ! (Pan, un coup de poing !) T’aimes donc mieux manger du feu dans les foires que du pain chez ta mère, propre à rien ! (Pan, un renfoncement !) Fous le camp à la maison, Ugène ! (Pan, pan, une paire de calottes !) Fous le camp bien vite, que je te gratte tout ce cirage en bas de la gueule avec l’étrille à not’baudet ! » Là-dessus, elle décroche les chaînes du sauvage, et lui envoie un coup de pied au derrière qui le précipite dans la