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Mais sa voix et sa main tremblaient un peu.

Une fanfare tonitrua. Le petit Ficelle avait glissé deux sous dans la fente de l’orchestrion électrique. Et Horlebourg, si grave d’ordinaire, en son attitude soignée de génie incompris, empoigna Mme Lemorioux, l’énorme duègne, qu’il entraîna en une effarante valse chaloupée. Le vacarme devint cacophonie : Ficelle avait découvert un piano, non moins électrique que l’orchestrion, et faisait fonctionner les deux à la fois. D’importantes commandes d’apéritifs et de cigarettes se croisaient vers le garçon affolé, perdant la tête. On s’arrachait la carte, pour s’envoyer des suppléments, des hors-d’œuvre, du dessert, des négresses de choix. Ficelle, entre le piano et l’orchestrion, braillait la Marseillaise, pour augmenter le vacarme. Et des couples giroyants se heurtaient aux angles des tables, parmi les cris joyeux et les grands rires fous. Le garçon n’avait pas encore apporté leurs verres, qu’ils étaient déjà ivres, tous, ivres de bonheur et de stupéfaction.

Jamais banquet de noce villageoise n’atteignit à la gaîté folle de leur déjeuner. Ficelle prononça un discours dès les hors-d’œuvre, et Horlebourg brandit son potage pour porter un toast à l’administrateur. Ils chantèrent, eux qui ne chantent jamais entre gens du métier, parce que le gagne-pain ne peut être le plaisir. Ils chantèrent en chœur, la bouche pleine, tous les refrains qui leur passaient par la tête. Et ils mangèrent, et ils burent, à se faire claquer, sans regarder à la dépense, sans songer à l’avenir incertain, parce qu’ils étaient tristes et inquiets depuis trop longtemps, parce qu’ils avaient faim et soif d’insouciance et d’oubli, plus encore que de bonnes choses et de gaîté.