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un petit hôtel isolé sur une placette morne, plantée de grands arbres. Dans la salle maussade et déserte, les hommes tâtaient du doigt, au fond du gousset, leurs dernières pièces de monnaie, tiraillés entre l’impérieuse habitude de l’apéritif et la crainte de la faim prochaine. Les femmes, devant les glaces, tapotaient leurs cheveux humides, se repoudraient le visage, par un dernier reste de coquetterie pas encore éteint dans cette atmosphère de veulerie et de laisser-aller.

L’administrateur, soudain dressé, lança de sa voix forte et brève, comme un « Demi-tour à droite » : Mesdames, Messieurs…

Tous les gestes se figèrent, tous les visages se tournèrent vers lui, vieillis soudain par l’angoisse. Quelle tuile allait-il encore leur asséner sur le crâne, cet adjupète de malheur ?

— Mesdames, Messieurs, j’ai le plaisir de vous annoncer que le patron, sur mes instances, m’a envoyé les fonds nécessaires pour vous payer, pleine et entière, sans retenue d’aucune sorte, la dizaine échue aujourd’hui, plus vingt francs sur les arriérés.

Un silence dura. Ils continuaient à le regarder, bouche bée, sans comprendre. Puis soudain, ce fut une folie, un croisement de cris stupéfaits et joyeux : — Non ! — C’est pas vrai ! — Y’a donc un bon dieu ! — J’y crois pas tant qu’j’ai pas l’argent ! — Vive la République ! — Maman ! — Garçon, une absinthe !

L’administrateur ouvrit sa sacoche et appela :

— Monsieur Horlebourg !

Le grand premier rôle s’avança, vérifia la somme reçue, puis tendit vers les autres, en un large geste, sa main où sonnaient des louis.

— Y’a pas d’erreur, dit-il avec une grimace joyeuse, le compte y est.