Page:Ista - Contes & nouvelles, tome I, 1917.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.
22

les aubes livides et grelottantes, dans les wagons pleins d’épluchures et d’odeurs suries, sans demander où on allait, s’arrêtant sur un signe, repartant sur un geste, mangeant ce qu’on avait, dormant quand on pouvait, n’espérant même plus rien du prochain règlement de la dizaine, de la Sainte-Touche maigre et problématique.

Ça marchait mal, très mal… Et l’on allait toujours, avec la seule appréhension du jour où ça ne marcherait plus du tout

— Où s’arrête-t-on ? demanda quelqu’un.

— À Machin-sur-Chose, répondit un autre.

C’était une très vieille blague qui ne faisait plus rire depuis longtemps, mais qui suffisait à satisfaire les rares accès de curiosité. Et le silence retomba, morne et lugubre. Le train s’arrêtait à toutes les petites gares mouillées et transies, laissait descendre et monter des paysans aux grandes blouses luisantes, chargés de paniers et de sacs. Puis on repartait, dans un lourd crachement de fumée, vers l’avenir lugubre et incertain, vers n’importe où, vers n’importe quoi. Dans une gare de petite ville, l’administrateur vint frapper à la vitre, avec un geste d’appel. En un tour de main, ils eurent rajusté leurs toilettes, assemblé les colis, et descendirent, mornes, indifférents.

— C’est ici qu’on joue ? Fini de rouler pour aujourd’hui ?

— Mais non ! Changement de train ! Deux heures et demie à attendre. On va déjeuner au buffet.

— Fameux ! Petit repas à trente sous : veau, haricots blancs et gruyère… Ça fera la sixième fois en huit jours.

Le buffet de cette gare ne servait même pas les repas à trente sous. Ils entrèrent dans l’hôtel d’en face,