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se change en une pièce moderne ; — un traité de philosophie bien austère fournit la matière de toute une série d’essais pleins de bruit et d’étincelles. Il en est ainsi quand on fait pénétrer le jour dans nos bois américains : où nous brûlons une forêt de pins majestueux s’élève à leur place une lignée de chênes nains, et jamais nous ne voyons gisant à terre et pourrissant de tronc d’arbre abandonné qui ne donne naissance à toute une tribu de champignons.

Ne nous lamentons donc pas trop sur le silence et l’oubli dans lesquels descendent les vieux auteurs : ils ne font qu’obéir à la grande loi de la nature, qui veut que toutes les formes revêtues par la matière soient ici-bas limitées dans leur durée, mais qui a décrété aussi que les éléments n’en périraient jamais. Dans le monde animal, aussi bien que dans le monde végétal, les générations s’écoulent et se suivent dans le néant ; mais la postérité recueille le principe de vie, l’espèce ne meurt pas pour cela. De même, aussi, les auteurs enfantent les auteurs. Après avoir produit une nombreuse famille, accablés de vieillesse, ils dorment avec leurs pères, c’est-à-dire avec les auteurs qui les ont précédés — et qu’ils avaient dérobés.

Tandis que je me laissais aller à ces imaginations vagabondes, j’avais appuyé ma tête contre une pile de respectables in-folio. Cela tenait-il aux émanations soporifiques qui s’échappaient de ces ouvrages, ou bien au profond silence qui régnait dans la salle, ou bien à la lassitude amenée par une longue promenade ? ou bien dois-je l’attribuer à la funeste habitude dont je suis malheureusement affligé de m’endormir en des lieux et à des heures peu convenables ? — Toujours est-il que j’en vins à m’assoupir. Et cependant mon imagination n’en continuait pas moins à trotter, et toujours la même scène restait devant les yeux de mon esprit, après avoir toutefois éprouvé de légères modifications dans quelques-uns de ses détails. Je rêvai que la pièce était encore décorée des portraits d’anciens auteurs, mais que le nombre s’en était accru. Les longues tables avaient disparu ; au lieu des révérends mages, j’aperçus des haillons, une foule déguenillée, telle qu’on peut en voir rôder autour du grand dépôt de vêtements en ruine, rue de Monmouth. Toutes les fois qu’ils saisissaient un volume, par une de ces absurdités ordinaires aux songes, il me