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d’endormir son cœur affligé, de lui dérober quelques moments d’oubli. Après avoir vagué le long des salles splendides, coudoyé la foule qui s’y pressait, de l’air de l’abstraction la plus complète, elle s’assit sur les gradins d’un orchestre, et, promenant pendant quelque temps autour d’elle un regard lointain qui prouvait que cette scène de gaieté lui était étrangère, elle se mit, par un de ces caprices qui appartiennent aux cœurs malades, à murmurer un petit air plaintif. Elle avait une voix exquise ; mais dans cette occasion elle était si simple, si touchante, elle respirait si bien tout un monde de douleurs, que la foule se rangea muette et silencieuse autour d’elle, et que chacun fondit en larmes.

L’histoire d’un amour si grand et si vrai ne pouvait manquer d’exciter un grand intérêt dans un pays où l’on s’enthousiasme aisément. Elle gagna complétement le cœur d’un brave officier, qui, pensant qu’une femme si fidèle à la mémoire des morts ne pouvait qu’être pleine d’affection pour les vivants, lui fit une cour assidue. Elle repoussa ses avances, car sa pensée était à jamais remplie par le souvenir de son premier amant. Lui, cependant, ne se rebuta pas ; il sollicita non sa tendresse mais son estime ; et puis elle était convaincue de son mérite, elle avait le sentiment de sa position dépendante et précaire, car elle vivait sur la bonté de quelques amis. Bref, il finit par réussir, par obtenir sa main, mais avec l’assurance solennelle que son cœur appartiendrait toujours à un autre.

Il l’emmena avec lui en Sicile, espérant qu’un changement de lieux pourrait effacer le souvenir de ses jeunes douleurs. Elle fut le modèle des épouses, une femme charmante ; elle s’efforça même d’être une heureuse femme ; mais rien ne put guérir la silencieuse mélancolie qui avait pénétré au fond de son âme et qui la rongeait. Elle s’éteignit lentement, mais fatalement, et finit par s’affaisser dans la tombe, victime d’un cœur brisé.

C’est sur elle que Moore, le célèbre poëte irlandais, a composé les vers suivants : —

Loin d’elle est son amant dans sa froide demeure.
Les soupirants se pressent sur ses pas,
Mais son regard glacé se détourne… elle pleure :
Elle est à lui jusque dans le trépas.