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s’interposer soudain entre eux et l’être qu’ils aimaient le plus sur la terre, — qui se sont assis désolés sur le seuil, rejetés qu’ils étaient dans un monde froid et solitaire, d’où ce qu’il y avait de plus aimable et de plus aimant était parti.

Mais ici la mort était entourée de tant d’horreur, de tant d’épouvante, de tant de honte ! Rien où pût se reposer la mémoire, qui pût adoucir l’angoisse de la séparation — aucun de ces détails mélancoliques, mais attendrissants, qui font aimer la scène des adieux, — rien qui pût résoudre la douleur en ces larmes bénies envoyées, céleste rosée, pour raviver le cœur à l’heure terrible des sanglots.

Ce qui rendait cet isolement plus affreux encore, c’est qu’elle avait encouru le déplaisir de son père à cause de son attachement infortuné ; elle était exilée du toit paternel. Mais si la sympathie, les bons offices de l’amitié, avaient eu prise sur un esprit aussi dévasté, qui avait été aussi loin dans l’horreur, les consolations ne lui auraient pas manqué, car en Irlande on est généreux et l’on sent vivement. Des familles opulentes et distinguées eurent pour elle les attentions les plus délicates et les plus touchantes. On la mena dans le monde ; on essaya, par toute espèce d’occupations et d’amusements, de dissiper sa douleur, de lui faire perdre de vue la tragique histoire de ses amours. Mais tout fut inutile : l’infortune a des traits qui déchirent l’âme et qui la ravagent, — qui pénètrent au siége même du bonheur — et l’y foudroient ; désormais rien n’y bourgeonnera, n’y fleurira plus. Jamais elle ne refusa d’aller où l’on se divertissait, mais elle y était aussi seule que dans la plus profonde solitude. Elle allait plongée dans une mélancolique rêverie, et, suivant toute apparence, n’ayant pas conscience de la foule qui l’entourait. Elle portait avec elle une douleur intime qui bravait toutes les caresses de l’amitié ; « quelque enchanteresse qu’elle fût, la voix de l’enchanteur n’arrivait pas jusqu’à elle. »

La personne qui me dit son histoire l’avait vue dans un bal masqué. L’extrême infortune ne peut se montrer à nous sous un aspect plus frappant, plus douloureux, qu’ainsi encadrée : la trouver errant comme un spectre, solitaire et sans joie, quand tout ce qui l’entoure est radieux ; — portant la livrée de la gaieté d’un air morne et accablé, comme si elle avait essayé, mais en vain,