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scène, rien, si ce n’est le bruit que faisaient les boules en roulant, qui retentissait le long des montagnes comme le tonnerre grondant dans le lointain.

Quand Rip et son compagnon s’approchèrent d’eux, ils abandonnèrent tout à coup leur partie, et le regardèrent avec des yeux si fixes, si glacés, d’un air si étrange, si extraordinaire, si éteint, que le cœur lui manqua, que ses genoux s’entrechoquèrent. Alors son compagnon vida le contenu du barriquaut dans de grands flacons et lui fit signe de servir la compagnie. Il obéit avec crainte et tremblement ; ils burent à longs traits la liqueur dans un profond silence, et puis retournèrent à leur jeu.

Le respect et la crainte de Rip se dissipèrent par degrés. Il alla jusqu’à s’aventurer, quand aucun regard n’était fixé sur lui, à goûter le liquide ; il trouva, rien qu’au parfum, qu’il ressemblait beaucoup à de l’excellente eau-de-vie de genièvre. Il avait naturellement le gosier en pente et fut bientôt tenté d’y retourner. Une rasade en provoqua une autre ; enfin ses visites au flacon devinrent si fréquentes, que le sentiment l’abandonna ; ses yeux nagèrent dans leurs orbites, sa tête pencha graduellement, et il tomba dans un profond sommeil.

En s’éveillant il se trouva sur le monticule vert d’où, pour la première fois, il avait vu le vieillard du vallon. Il se frotta les yeux : — on était au matin, et le soleil brillait ; les oiseaux voletaient çà et là et jetaient leurs notes aiguës dans les buissons ; l’aigle tournait sur lui-même au haut des airs, se maintenant contre la brise pure de la montagne. « Assurément, pensa Rip, je n’ai pas dormi ici toute la nuit. » Il chercha à se rappeler ce qui s’était passé avant qu’il ne s’endormît — l’homme étrange au barriquaut de liqueur — le ravin de la montagne — la retraite sauvage au milieu des rochers — le groupe mélancolique qui jouait aux quilles — le flacon. « Oh ! ce flacon ! ce maudit flacon ! pensa Rip, — quelle excuse apporter à dame Van Winkle ? »

Il chercha des yeux son fusil, mais au lieu de son fusil de chasse si net, si brillant, il n’en trouva près de lui qu’un vieux dont le canon était incrusté de rouille, dont la platine ne tenait plus, et dont le bois était vermoulu. Il soupçonna alors les graves personnages de la montagne de lui avoir joué un tour, et, après