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affabilité qui le rendit si généralement populaire ; car ces hommes-là sont merveilleusement disposés à être complaisants et conciliants au dehors, qui, dans leur intérieur, courbent la tête sous le joug d’une femme acariâtre. Il est incontestable que leur caractère s’assouplit et devient malléable dans la fournaise ardente des tribulations domestiques ; et une mercuriale sous les rideaux vaut tous les sermons du monde pour inculquer les vertus de la patience et de la longanimité. D’où il suit qu’une femme querelleuse peut, à certains égards, être considérée comme une véritable bénédiction ; s’il en est ainsi, Rip Van Winkle était trois fois béni.

Toujours est-il que c’était le grand favori de toutes les bonnes femmes du village, qui, suivant l’usage du beau sexe, prenaient fait et cause pour lui dans toutes les querelles d’intérieur, et ne manquaient jamais, chaque fois qu’elles entamaient ce sujet de causerie dans leurs commérages du soir, de faire peser tout le blâme sur dame Van Winkle. Les enfants du village, eux, poussaient des cris d’allégresse à son approche. Il assistait à leurs ébats, fabriquait leurs jouets, leur apprenait à enlever les cerfs-volants, à lancer la bille, et leur disait de longues histoires de fantômes, de sorcières et d’Indiens. Quels que fussent l’heure et l’itinéraire qu’il choisît pour leur échapper, il était toujours environné d’une troupe de gamins qui s’accrochaient aux pans de son habit, grimpaient sur son dos et lui jouaient mille tours avec impunité… ; et, dans tout le voisinage, pas un chien n’aurait aboyé après lui.

La grande erreur de Rip et de sa nature, c’était une insurmontable aversion pour toute espèce de travail lucratif. Non pas que cela provînt d’un manque d’assiduité ou de persévérance ; car il restait assis sur un roc humide, avec une ligne aussi longue et aussi pesante que la lance d’un Tartare, à pêcher tout le jour sans murmurer, alors même que pour l’encourager le moindre poisson ne venait pas mordre à l’hameçon. Il portait un fusil de chasse sur l’épaule pendant des heures entières, se fatiguant à traverser les bois et les marais, tantôt sur la colline, tantôt dans la vallée, le tout pour tirer quelques écureuils ou quelques pigeons sauvages. Jamais il ne refusait d’aider un voisin, même dans le travail le plus rude ; et toujours il était le premier quand