Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/381

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les dérobaient parfois à sa vue. Il ne s’était jamais senti si lugubrement isolé, et puis il approchait de l’endroit même où l’on avait placé la scène de mainte histoire de revenant. Au milieu de la route se dressait un énorme tulipier qui, semblable à un géant, s’élevait au-dessus de tous les autres arbres du voisinage et formait une sorte de point de repère. Ses branches étaient pleines de nœuds et fantastiques, assez grosses pour servir de troncs à des arbres ordinaires, et leurs ramifications descendaient presque jusqu’à terre pour s’élancer de nouveau dans l’air. Il se rattachait à la tragique histoire du malheureux André, qui avait été fait prisonnier tout près de là. Le vulgaire le regardait avec un mélange de respect et de superstition, tant par sympathie pour le sort de celui dont la mauvaise étoile lui avait fait porter le nom, qu’à cause des récits d’apparitions étranges et de funèbres lamentations que l’on faisait à son sujet.

Comme Ichabod approchait de cet arbre sinistre, il se mit à siffler ; il s’imagina qu’on répondait à son sifflement : ce n’était qu’une rafale qui passait furieuse, balayant les branches sèches. Quand il fut un peu plus près, il crut voir quelque chose de blanc se balancer au milieu de l’arbre : — il fit une pause et cessa de siffler, mais en regardant plus attentivement il découvrit que c’était un endroit où l’arbre avait été touché par la foudre, et où la partie blanche du bois restait à découvert. Tout à coup il entendit un gémissement, — ses dents claquèrent et ses genoux choquèrent contre la selle ; ce n’était que le frottement d’une grosse branche contre une autre, tourmentées qu’elles étaient par le vent. Il dépassa l’arbre sans encombre, mais de nouveaux périls l’attendaient.

À deux cents yards de l’arbre environ, un petit ruisseau traversait la route et plongeait dans un vallon marécageux, à l’épais ombrage, connu sous le nom de marais de Wiley. Quelques blocs informes placés côte à côte servaient de pont pour franchir ce courant. Du côté de la route où le ruisseau entrait dans le bois, un massif de chênes et de châtaigniers, entrelacés d’un épais tissu de ceps de vigne sauvage, y répandait une caverneuse obscurité. Passer ce pont constituait la plus rude épreuve. C’était précisément à cette place que le malheureux André avait été arrêté ; c’était sous le couvert de ces châtaigniers et de ces ceps de vigne