Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/380

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

car à coup sûr il sortit rapide, pas très-longtemps après, d’un air complètement désolé, l’oreille basse. — Oh ! ces femmes ! ces femmes ! Cette jeune fille n’avait-elle donc fait que jouer un de ses tours de coquette ? — Les encouragements qu’elle avait donnés au pauvre pédagogue n’étaient-ils simplement qu’une ruse pour assurer la conquête de son rival ? Dieu seul le sait, pas moi ! — Qu’il me suffise de dire qu’Ichabod s’échappa sans bruit, de l’air d’un homme qui avait mis à sac un poulailler plutôt que le cœur d’une jolie fille. Sans regarder à droite ou à gauche pour observer la scène d’opulence rustique qu’il avait si souvent couvés des yeux, il s’en fut droit à l’étable, et, au moyen de plusieurs vigoureux coups de poing et coups de pied, tira fort discourtoisement son cheval des confortables quartiers où il s’était profondément endormi et rêvait montagnes de blé et d’avoine, vallées tout entières de sainfoin et de luzerne.

On touchait précisément à l’heure magique de la nuit quand Ichabod, lourd de cœur et la tête baissée, reprit le chemin du logis, le long des flancs des collines élévées qui dominent Tarry Town, et qu’il avait si gaiement traversées dans l’après-midi. La nature était aussi lugubre que lui. À ses pieds, tout au fond, le Tappaan Zee étendait sa sombre et indistincte masse d’eau, où se voyait çà et là le mât élancé d’un sloop à l’ancre sous la côte. Au milieu du silence de mort de minuit, il pouvait même entendre l’aboiement du chien de garde veillant sur la rive opposée de l’Hudson ; mais il était si vague, si faible, qu’il lui donnait seulement l’idée de son éloignement de ce fidèle compagnon de l’homme. De temps à autre, aussi, le coquerico longtemps suspendu d’un coq éveillé par erreur s’échappait au loin, bien au loin, de quelque métairie perdue entre les collines, — mais à son oreille c’était comme un bruit rêvé. Aucun signe de vie n’apparaissait aux environs, si ce n’est parfois le mélancolique gazouillement d’un grillon, ou bien encore le cri perçant et guttural d’une grenouille, parti d’un marais voisin, comme si elle eût mal dormi et se fût retournée tout à coup dans son lit.

Toutes les histoires de fantômes et de lutins qu’il avait entendues dans la soirée lui revinrent alors en foule à l’esprit. La nuit se faisait de plus en plus noire ; les étoiles semblaient plonger plus avant dans le ciel, et des nuages chassés par le vent