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lation, les mœurs et les coutumes demeurent inébranlées, tandis que l’immense torrent de la migration et du progrès, qui opère de si continuels changements dans d’autres parties de cette turbulente contrée, exerce auprès d’eux ses ravages sans qu’ils s’en aperçoivent. Elles ressemblent à ces petits trous d’eau stagnante qui bordent un rapide courant ; où nous pouvons voir le fétu, le globule formé par la pluie, à l’ancre et doucement portés, ou tournoyant lentement dans leur port en miniature, insoucieux de la course précipitée du ruisseau. Quoique bien des années se soient écoulées depuis que je foulai les ombres assoupies du Vallon endormi, cependant je me demande si je ne trouverais pas encore les mêmes arbres et les mêmes familles végétant dans son sein protecteur.

Dans ce recoin de la nature habitait, à une époque reculée de l’histoire américaine, c’est-à-dire il y a quelque trente ans, un digne homme du nom d’Ichabod Crane, qui séjournait, ou, suivant son expression, « musait », dans le Vallon endormi, à cette fin d’instruire les enfants du voisinage. Il était originaire du Connecticut, état qui fournit l’Union de pionniers de l’esprit aussi bien que de pionniers de la forêt, et vomit chaque année ses légions de bûcherons de frontière et de maîtres d’école de campagne. Le surnom de Crane (la grue) n’était pas sans avoir quelque rapport avec sa personne. Il était grand, mais excessivement maigre, avait les épaules étroites, des bras et des jambes démesurés, des mains qui se balançaient à un mille de ses manches, des pieds qui auraient pu lui servir de pelles, et toute sa charpente flottait lâche et indécise. Sa tête, une tête très-petite, plate au sommet, était ornée d’immenses oreilles, avec de gros yeux vert-de-bouteille et un long nez de bécasse, de sorte qu’on eût dit une girouette perchée sur son col en fuseau, pour dire de quel côté soufflait le vent. À le voir de profil arpenter rapidement une colline par un jour d’ouragan, avec ses vêtements qui se gonflaient et qui voltigeaient autour de lui, on aurait pu le prendre pour le génie de la famine descendant sur la terre, ou pour quelque épouvantail échappé d’un champ de blé.

Quant à son école, c’était un bâtiment peu élevé, composé seulement d’une grande pièce, grossièrement construit avec des troncs d’arbres ; les fenêtres y étaient en partie garnies de vitres,