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manière ils devaient tenir leur ligne, fixer leurs mouches et les faire jouer sur la surface du ruisseau. Cette scène me remit en mémoire les instructions du sage Piscator à son élève. Le pays qui se déroulait sous mes yeux avait la physionomie champêtre que Walton se plaît à retracer. C’était une partie de la grande plaine de Cheshire, tout près de la magnifique vallée de Gessford, et précisément l’endroit où les montagnes galloises inférieures commencent à se gonfler et à s’élever du milieu de vertes prairies parfumées. La journée aussi, comme celle dont il est parlé dans son ouvrage, était douce et pleine de soleil, et de temps à autre tombait goutte à goutte une pluie rafraîchissante, qui parsemait de diamants tout le sol.

J’eus bientôt lié conversation avec le vieux pêcheur à la ligne, et il sut m’intéresser tellement, que, sous prétexte de recevoir des instructions sur son art, je lui tins presque tout le jour compagnie, errant avec lui le long des bords du ruisseau et prêtant l’oreille à ses discours. Il était très-communicatif, ayant tout le facile babillage des vieillesses enjouées, sans compter, j’imagine, qu’il était assez flatté d’avoir une occasion de déployer sa science de pêcheur : car quel est celui d’entre nous qui de temps à autre n’aime point à faire le savant ?

Il avait été tant soit peu coureur dans son temps, et avait passé quelques années de sa jeunesse en Amérique, particulièrement dans le Savannah, où il s’était mis dans le commerce et avait été ruiné par l’imprudence d’un associé. Il avait, après cela, éprouvé bien des hauts et des bas dans la vie, jusqu’à ce qu’il entrât dans la marine, où il avait eu la jambe emportée par un boulet de canon à la bataille de Camperdown. C’était la première fois qu’il lui arrivait un bonheur réel ; car elle lui valut une pension, laquelle, jointe à quelque bien qu’il eut du côté de son père, lui constitua un revenu d’environ quarante livres. Il s’était alors retiré dans son village natal, où il vivait tranquille et d’une façon indépendante, et avait dévoué le reste de sa vie à la « noble science de la pêche à la ligne ».

Je m’aperçus qu’il avait lu attentivement Isaac Walton ; et il semblait s’être pénétré de toute sa naïve franchise et de son inaltérable bonne humeur. Bien qu’il eût été douloureusement étrillé de par le monde, il était persuadé que le monde, en soi, était bon