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même, nombre de ces dignes gentlemen qui ont coutume de fréquenter les bords de champêtres ruisseaux une ligne à la main peuvent faire remonter l’origine de leur passion aux pages séduisantes de l’honnête Isaac Walton. Je me rappelle avoir étudié son Complet Pêcheur il y a plusieurs années, en compagnie d’un cercle d’amis, et qu’à la suite de cette étude nous fûmes, tous sans exception, complètement empoignés par la manie de la pêche à la ligne. On était au commencement de l’année ; mais aussitôt que la saison fut propice, que le printemps commença à se fondre dans la lisière de l’été, nous prîmes en main la ligne et nous enfonçâmes bravement dans la campagne, aussi malades, aussi fous que le fut jamais Don Quichotte pour avoir lu des livres de chevalerie.

L’un de nous avait égalé l’hidalgo dans les complications de son attirail, étant équipé de pied en cap pour l’entreprise. Il avait un habit de futaine à larges basques, émaillé d’une cinquantaine de poches ; une paire de gros souliers, avec des guêtres de cuir ; un panier pour mettre le poisson, en sautoir d’un côté ; une ligne brevetée, une truble, et une douzaine d’autres incommodités profondément ignorées du véritable pêcheur à la ligne. Ainsi harnaché pour la campagne, il était un aussi grand objet d’étonnement et de curiosité pour les gens du pays, qui n’avaient jamais vu de pêcheur à la ligne régulier, que l’était le héros de la Manche tout bardé d’acier parmi les chevriers de la Sierra-Morena.

Notre coup d’essai se fit le long d’un ruisseau de montagne, au milieu des hautes terres de l’Hudson ; endroit assez peu propice au déploiement d’une tactique de pêche qui avait été imaginée sur les rives veloutées de tranquilles petits ruisseaux anglais. C’était un de ces libres courants qui prodiguent parmi nos solitudes romantiques des beautés ignorées à remplir l’album d’un chasseur au pittoresque. Parfois, descendant des rochers à pic, il bondissait et formait de petites cascades, au-dessus desquelles les arbres projetaient leurs larges branches flottantes, tandis que de grandes herbes sans nom se détachaient en franges sur ses bords menaçants, humides de gouttes diamantées. Parfois il mugissait et courait furieux le long d’un ravin pour se perdre dans l’épais ombrage d’une forêt, qu’il remplissait de murmures, et après