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est dans l’isolement et l’abandon ; et son cœur tombe en ruine comme une maison déserte, faute d’habitants.

Ces remarques me font souvenir d’un petit drame d’intérieur dont je fus autrefois témoin. Mon intime ami, Leslie, avait épousé une jeune fille aussi belle qu’accomplie, qui avait grandi au sein de la vie fashionable. Elle n’avait pas de fortune, il est vrai, mais celle de mon ami était considérable, et d’avance il se faisait un bonheur de satisfaire tous ses goûts d’élégance, tous ces rêves, toutes ces délicates fantaisies qui répandent autour des femmes un éclat en quelque sorte magique. — « Sa vie, disait-il, sera comme un conte de fée. »

La différence même de leurs caractères produisait une harmonieuse combinaison. Il avait un tour d’esprit romanesque et un peu sérieux ; elle n’était que vie et que sourires. J’ai souvent observé le muet ravissement avec lequel il la contemplait dans le monde, dont sa vivacité et son enjouement la rendaient les délices ; et qu’au milieu même des applaudissements ses yeux se tournaient vers lui, comme si là seulement elle voulait être louée et admirée. Lorsqu’elle s’appuyait sur son bras, sa taille svelte formait un gracieux contraste avec ses formes masculines. L’air de confiance passionnée avec lequel elle le regardait semblait lui donner les joies de l’orgueil qui triomphe et de la tendresse qui protège, comme s’il eût raffolé de son charmant fardeau, à cause de sa faiblesse même. Jamais couple jeune et bien assorti ne s’engagea dans le sentier fleuri du mariage avec une plus belle perspective de bonheur.

Mais, pour le malheur de mon ami, sa fortune était aventurée dans d’immenses spéculations ; et quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis son mariage, que, par une suite de désastres inattendus, elle lui fut enlevée, et qu’il se trouva presque réduit à la misère. Pendant quelque temps il garda le secret de sa situation ; il allait, le visage bouleversé et le cœur brisé. Sa vie n’était plus qu’une longue agonie ; et ce qui la rendait plus intolérable encore, c’était la nécessité d’avoir toujours, en présence de sa femme, le sourire sur les lèvres ; car il ne pouvait se résoudre à l’accabler sous la fatale nouvelle. Mais elle vit, avec les yeux perçants de l’affection, que quelque chose le chagrinait. Elle remarqua ses regards altérés, ses soupirs à demi comprimés,