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sorte que, sans parler de ceux qui furent trouvés morts, un bien plus grand nombre furent tués et s’enfoncèrent dans la vase, et jamais plus ne s’en souvinrent amis ou ennemis. »

Peut-on lire ce récit naïf et sans art, et ne pas admirer l’inébranlable résolution, l’orgueil indomptable, la sublimité d’esprit qui, semble-t-il, bronzaient les cœurs de ces héros fils d’eux-mêmes, et les élevaient au-dessus des sentiments instinctifs de la nature humaine ? Quand les Gaulois mirent à sac la ville de Rome, ils trouvèrent les sénateurs drapés dans leurs robes, assis, austères et muets, sur leurs chaises curules ; ils reçurent ainsi la mort, sans opposer la moindre résistance et même sans supplication. Cette conduite a été, en eux, applaudie comme noble et magnanime ; dans les malheureux Indiens, elle a été réprouvée comme obstinée et sauvage. Que nous sommes bien les dupes de l’apparence et des dehors ! et que la vertu qui se drape dans la pourpre et trône au milieu des grandeurs diffère à nos yeux de la vertu misérable et nue qui s’éteint obscurément dans un désert !

Mais je ne veux pas m’appesantir sur ces sombres tableaux. Les tribus de l’est ont depuis longtemps disparu ; les forêts qui les abritèrent ont été abattues ; à peine reste-t-il d’eux quelques traces dans les états pressés de la Nouvelle-Angleterre, si ce n’est çà et là le nom indien d’un village ou d’un ruisseau. Et tel doit être tôt ou tard le sort de ces autres tribus qui bordent les frontières, et ont été de temps à autre attirées du fond de leurs forêts pour se mêler aux guerres des blancs. Encore un peu de temps, et ils prendront la route qu’ont prise avant eux leurs frères. Les quelques hordes qui errent encore le long des rives de l’Huron et du Lac Supérieur, et des ruisseaux tributaires du Mississipi, partageront le destin de ces tribus qui s’étendaient jadis sur le Massachussetts et le Connecticut, et régnaient sur les bords orgueilleux de l’Hudson ; de cette race gigantesque que l’on dit avoir existé sur le littoral du Susquehanna, et de ces diverses nations qui florissaient près du Potowmac et du Rappahanoc, et qui peuplaient les forêts de l’immense vallée de Shemandoah. Ainsi qu’une vapeur, elles s’évanouiront de la surface de la terre ; leur histoire même se perdra dans l’oubli, et « les lieux qui les connaissent maintenant ne les connaîtront plus ».