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Quelle qu’ait pu être l’animation de ce vieux manoir au temps de Shakspeare, il avait alors un aspect de morne repos et de solitude. La grande porte de fer qui ouvrait sur la cour était fermée à clef ; il n’y avait pas apparence de domestiques courant affairés de côté et d’autre ; les daims, que ne harcelaient plus les braconniers de Stratford, me regardaient tranquillement passer. Le seul indice de vie domestique que je rencontrai fut un chat blanc qui, d’un pas furtif, et promenant des regards circonspects, se dirigeait à petit bruit vers les écuries, comme s’il fût parti pour quelque criminelle expédition. Je ne dois pas non plus passer sous silence la carcasse d’une coquine de corneille que je vis suspendue au mur de la grange, car elle prouvé que les Lucy ne se sont pas départis de leur horreur nobiliaire à l’endroit des braconniers, et qu’ils maintiennent en vigueur ce rigoureux exercice de la puissance territoriale qui se manifesta d’une façon si énergique à l’occasion du poëte.

Après avoir çà et là rôdé pendant quelque temps, je finis par découvrir une porte latérale, qui était l’entrée de tous les jours. Je fus très-courtoisement reçu par une digne et vieille femme de charge, qui, avec la civilité et l’humeur communicative des gens de sa condition, me fit voir l’intérieur de la maison. La plus grande partie a subi des altérations, et a été adaptée au goût et à la manière de vivre modernes ; il s’y trouve un bel et vieil escalier de chêne, et la grand’salle, ce noble attribut des anciens manoirs, conserve encore beaucoup de la physionomie qu’elle devait avoir du temps de Shakspeare. Le plafond en est voûté et très-haut, et à l’une des extrémités est une galerie dans laquelle on aperçoit un orgue. Les armes et les trophées de chasse qui jadis décoraient la grand’salle d’un gentilhomme campagnard ont fait place aux portraits de famille. Il s’y trouve une large et hospitalière cheminée, faite pour un de ces immenses feux de bois comme on en faisait jadis, autrefois le lieu de ralliement pour les réjouissances d’hiver. Dans le mur en face est une grande fenêtre ogivale gothique, à chapiteaux de pierre, qui donne sur la cour. Là sont blasonnées sur verre de couleur les armoiries de la famille Lucy pendant maintes générations, armoiries dont quelques-unes portent la date de 1558. J’éprouvai un certain plaisir à retrouver dans les écartelures les trois brochets