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J’avais donc visité les objets habituels de la dévotion d’un pèlerin ; mais j’eus le désir de voir la vieille résidence de famille des Lucy à Charlecot, et de faire en flânant une excursion dans le parc où Shakspeare, en compagnie de quelques-uns des joyeux drilles de Stratford, commit dans sa jeunesse le délit de braconnage. On rapporte qu’il fut, alors qu’il se rendait coupable de cette folle équipée, fait prisonnier et conduit dans la maison du garde, où il demeura toute la nuit dans une triste captivité. Quand il eut été amené en présence de sir Thomas Lucy, le traitement qu’il subit doit avoir été bien cruel et bien mortifiant, car il pesa sur son esprit au point de lui faire produire une grossière pasquinade, qui fut placardée à la porte du parc à Charlecot[1].

Cette audacieuse attaque à la dignité du chevalier l’enflamma tellement, qu’il eut recours à un homme de loi de Warwick pour que la sévérité de la justice vînt à son aide contre le braconnier rimeur. Shakspeare ne resta pas pour braver la puissance conjurée d’un chevalier du comté et d’un procureur de campagne. Il abandonna bien vite les bords riants de l’Avon et la profession de son père, gagna Londres en vagabond, devint un habitué des théâtres, puis acteur, et, finalement, écrivit pour la scène ; et c’est ainsi que, par suite de la persécution de Sir Thomas Lucy, Stratford perdit un cardeur de laine insignifiant, et que le monde gagna un poëte immortel. Il conserva néanmoins longtemps le souvenir du sévère traitement que lui avait fait éprouver le seigneur de Charlecot, et s’en vengea dans ses écrits, mais à la façon enjouée des esprits bienveillants. On dit que sir Thomas est

  1. La stance suivante est la seule qui soit restée de ces couplets satiriques :


    Juge de paix, de plus membre du parlement,
    À Londre un âne, il croit ici qu’il épouvante.
    On le nomme Lucy, Lousy(*), diversement :
    C’est que Lucy sera p....... assurément.
    D’être grand il se vante ;
    Âne de qualité,
    Ses oreilles font foi qu’avec eux seuls il fraye.
    Est-ce Lucy, Lousy ? Sans que rien nous effraye,
    Amis, chantons Lucy pour sa malpropreté.


    (*) Tout le sel de ce fragment, si sel il y a, consiste dans un jeu de mot sur Lucy et Lousy, dont le dernier signifie pouilleux, et qui se prononcent à peu près de la même manière. (Note du traducteur.)