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Mon rêve de pouvoir absolu était détruit ; aussi, abdiquant la couronne, en potentat prudent, pour éviter d’être déposé, et mettant sous mon bras le Guide dans Stratford, comme un compagnon de lit, je gagnai ma couche et rêvai toute la nuit de Shakspeare, du Jubilé et de David Garrick.

La matinée du jour suivant était une de ces matinées vivifiantes comme on en a quelquefois au commencement du printemps ; car nous étions vers le milieu du mois de mars. Les rigueurs d’un long hiver avaient tout à coup disparu ; le vent du nord avait dépensé sa dernière injure, et une douce brise arrivait en s’insinuant de l’ouest, respirant sur la nature attendrie le souffle de la vie, et conviant chaque bouton, chaque fleur, à s’épanouir en parfums et en beauté.

J’étais venu à Stratford dans un but de pèlerinage poétique. Ma première visite fut pour la maison où naquit Shakspeare, et où, suivant la tradition, il apprit le métier de son père, le cardage des laines. C’est un petit bâtiment de chétive apparence, en bois et plâtre, vrai berceau du génie, lequel se complaît à faire éclore ses enfants dans des recoins. Les murailles de ses chambres sordides sont couvertes de noms et d’inscriptions en toutes langues, tracés par des pèlerins de toutes nations, de tous rangs et de toutes conditions, depuis le prince jusqu’au paysan, et offrent un simple mais frappant exemple de l’hommage universel et spontané que rend le genre humain au grand poëte de la nature.

La maison est montrée par une vieille dame babillarde, au visage couperosé, éclairé par un œil bleu froidement inquiet, et garni de boucles de cheveux blonds artificiels s’échappant, en ondulant, de dessous un bonnet passablement sale. Elle était particulièrement soigneuse d’exhiber les reliques dont, comme toutes les autres châsses fameuses, abonde cette châsse. On y voyait le bois, en morceaux, du même fusil avec lequel Shakspeare tirait le daim lors de ses exploits de braconnier. On y voyait encore sa boîte à tabac, d’où il appert que c’était un fumeur rival de sir Walter Raleigh ; l’épée aussi avec laquelle il jouait Hamlet, et la même lanterne avec laquelle le moine Laurence découvrait Roméo et Juliette dans la tombe. Il y avait aussi une ample provision de mûrier de Shakspeare, lequel