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filles trois mois de français et de musique et leur laisser prendre quelques leçons de quadrille. Je vis même, dans l’espace de quelques dimanches, cinq bonnets français, oui, tout autant, exactement pareils à ceux des demoiselles Mouton, parader dans la Petite-Bretagne.

Je conservais encore l’espoir que toutes ces sottises s’évanouiraient peu à peu, me disant que les demoiselles Mouton pouvaient quitter le voisinage, mourir ou se faire enlever par des clercs de procureur, et que le calme et la simplicité pouvaient être de nouveau rendus à la communauté. Mais malheureusement il s’éleva une puissance rivale. Un riche marchand d’huile mourut, laissant à sa veuve un large douaire et une cargaison de filles enjouées. Ces demoiselles avaient longtemps en secret gémi de la parcimonie d’un père prévoyant, qui tenait sous le boisseau toutes leurs aspirations à l’élégance. Leur ambition, n’étant plus retenue, éclata, s’épanouit en gerbe, et elles prirent ouvertement du champ contre la famille du boucher. Il est vrai que les Mouton, s’étant donné les premières l’essor, avaient naturellement un avantage sur elles dans la carrière de la fashion. Elles pouvaient un peu parler un mauvais français, toucher du piano, danser le quadrille, et avaient fait de hautes connaissances ; mais les Trotter n’étaient pas gens à se laisser distancer. Les demoiselles Mouton paraissaient-elles avec deux plumes à leur chapeau, les demoiselles Trotter en mettaient quatre, et de couleurs une fois plus jolies. Si les Mouton donnaient un bal, on pouvait être sûr que les Trotter ne resteraient pas en arrière ; et bien qu’ils ne pussent se vanter de recevoir aussi bonne compagnie, ils en avaient en revanche deux fois autant et s’amusaient une fois davantage.

Toute la communauté s’est à la fin divisée en partis fashionables, sous les bannières de ces deux familles. Les antiques jeux du pape Jean et de Tom-viens-me-chatouiller sont entièrement éliminés ; il ne faut plus songer à danser une honnête danse rustique ; et lors d’une tentative que je fis pour embrasser une jeune fille sous le gui, aux dernières fêtes de Noël, je fus repoussé avec indignation, les demoiselles Mouton ayant déclaré cette coutume « choquante et vulgaire ». Une amère rivalité a aussi éclaté quand il s’est agi de savoir quelle était la partie la