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vraies sensitives ; et il persistait à porter sa veste bleue en coton, du matin, à dîner à deux heures, et à vouloir un « morceau de saucisson avec son thé ».

Il était destiné cependant à partager l’impopularité de sa famille. Il vit ses vieux camarades devenir insensiblement froids et civils à son égard, ne plus rire de ses plaisanteries, et de temps à autre décocher un trait à l’adresse de « certaines gens », et une insinuation au sujet des « liaisons avec les personnes de qualité ». Ceci piquait et embarrassait tout à la fois l’honnête boucher ; aussi sa femme et ses filles, avec l’à-propos machiavélique qui distingue ce sexe rusé, prenant avantage de la circonstance, réussirent-elles enfin à lui faire abandonner la pipe et le grand pot qui avaient jusque-là charmé, chez Wagstaff, ses après-midi — pour s’asseoir solitairement après dîner et prendre sa pinte d’oporto — liqueur qu’il détestait — et s’endormir sur sa chaise dans un isolement aussi triste que de bon ton.

On pouvait voir maintenant les demoiselles Mouton se pavaner dans les rues en bonnets français, avec des petits maîtres que personne ne connaissait, causant et riant d’une façon si bruyante que cela faisait mal aux nerfs de toutes les bonnes dames qui pouvaient les entendre. Elles en vinrent même au point d’essayer du patronage, et engagèrent fortement un maître de danse français à s’établir dans leur rayon ; mais les dignes habitants de la Petite-Bretagne prirent feu incontinent ; et ils persécutèrent tant et si bien le pauvre homme, qu’il fut contraint d’emballer au plus vite son violon et ses escarpins, et de décamper avec une telle précipitation qu’il en oublia complètement d’acquitter ses loyers.

Je m’étais d’abord bercé de l’idée que cette flamboyante indignation de la part de la communauté était simplement le trop-plein de leur zèle à l’endroit des bonnes vieilles coutumes anglaises, et de leur horreur pour l’innovation ; et j’applaudissais à leur silencieux mépris, qui se traduisait d’une façon si bruyante, pour l’orgueil de parvenu, les modes françaises et les demoiselles Mouton. Mais, je le dis à regret, je m’aperçus bientôt que la maladie avait pied, et que mes voisins, après les avoir condamnées, commençaient à suivre leur exemple. J’entendis mon hôtesse importuner à voix basse son mari pour donner à leurs