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nacée d’une ruine complète, par l’ambitieuse famille d’un boucher retiré.

La famille Mouton avait longtemps compté parmi les plus heureuses en affaires et les plus aimées du voisinage. Les demoiselles Mouton étaient les élégantes de la Petite-Bretagne, et tout le monde se réjouit le jour où le vieux Mouton eut assez gagné d’argent pour fermer boutique et mettre son nom à sa porte sur une plaque de cuivre. Mais le malheur voulut qu’une des demoiselles Mouton fût désignée pour faire partie des dames d’honneur de la femme du lord-maire à son grand bal annuel, et que dans cette occasion elle portât trois gigantesques plumes d’autruche sur sa tête. La famille ne s’en releva jamais ; ils furent aussitôt dévorés de la soif des grandeurs, se donnèrent une voiture à un cheval, mirent un bout de galon d’or autour du chapeau du petit galopin, et ont toujours été depuis l’objet des causeries et de la haine de tout le voisinage. Il ne fut plus possible de les décider à jouer au pape Jean ni au colin-maillard ; elles ne pouvaient souffrir d’autre danse que les quadrilles, dont personne n’avait jamais entendu parler dans la Petite-Bretagne ; et elles s’adonnèrent à lire des romans, à parler un mauvais français et à toucher du piano. Le frère aussi, qu’on avait placé chez un procureur, se posa en dandy et en critique, caractères jusqu’alors ignorés dans ces parages, et confondit ces braves gens au delà de toute expression en babillant sur Kean, l’Opéra et la Revue d’Édimbourg.

Chose plus impardonnable encore, les Mouton donnèrent un grand bal, et ils négligèrent d’inviter aucun de leurs vieux voisins ; mais on y vit en foule le beau monde de Theobald’s Road, de Red Lion Square, et autres régions vers l’ouest. Il y vint plusieurs petits maîtres de la connaissance du frère, de Gray’s Inn Lane et de Hatton Garden, et jusqu’à trois femmes d’aldermen avec leurs filles. Cela ne pouvait ni s’oublier ni se pardonner. Toute la Petite-Bretagne fut mise en révolution par le claquement des fouets, les coups administrés à de misérables rosses, le fracas, le bruit criard des fiacres. On pouvait voir les commères du voisinage avancer en dehors leurs bonnets de nuit à chaque fenêtre, guetter les véhicules décrépits qui passaient en grinçant ; et il y