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bientôt. Les voisins allaient bienveillamment l’un vers l’autre, se séparaient avec une poignée de main, et toujours attendaient pour se déchirer qu’ils eussent le dos tourné.

Je pourrais faire de curieuses descriptions des bonnes parties, des régals auxquels j’ai assisté, où nous jouions à All-Fours[1], au pape Jean, à Tom-viens-me-chatouiller, et autres jeux antiques choisis, et où nous avions quelquefois une bonne vieille danse rustique anglaise sur l’air de sir Roger de Coverley. Une fois l’an aussi les voisins se réunissaient et allaient faire une folle partie dans la forêt d’Epping. Ça aurait réjoui le cœur le plus glacé de voir la gaieté qui régnait lors, quand nous banquetions sur la pelouse, à l’ombre des arbres. Comme nous faisions retentir les bois de nos éclats de rire aux chansons du petit Wagstaff et du joyeux entrepreneur de pompes funèbres ! Après dîner, les jeunes gens jouaient au colin-maillard et à cligne-musette ; et c’était vraiment amusant de les voir s’embarrasser parmi les ronces, et d’entendre quelque jolie fille pousser de temps à autre un cri perçant du milieu des buissons. Les personnes raisonnables se groupaient autour du marchand de fromages et de l’apothicaire pour les entendre parler politique, car ils apportaient généralement un journal dans leurs poches, pour passer le temps à la campagne. Parfois, il est vrai, la discussion s’échauffait tant soit peu ; mais ils savaient couper court à leurs controverses en s’en référant à un vieux et digne fabricant de parapluies au double menton, qui, ne comprenant jamais parfaitement ce dont il s’agissait, s’arrangeait toujours de façon ou d’autre pour décider en faveur des deux parties.

Mais, hélas ! comme l’a dit je ne sais plus quel philosophe ou quel historien, tous les empires sont condamnés aux changements et aux révolutions. Le luxe et l’innovation s’introduisent peu à peu ; les factions prennent naissance, et de temps à autre apparaissent des familles dont l’ambition et les intrigues plongent le système tout entier dans la confusion. C’est ainsi que dans ces derniers temps la tranquillité de la Petite-Bretagne a été douloureusement troublée, et la simplicité d’âge d’or de ses mœurs me-

  1. Sorte de jeu de cartes à deux et à quatre personnes, et où il s’agit d’avoir les quatre honneurs ou figures d’atout. (Note du traducteur.)