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jets du plus vif intérêt. Comme nous remontions la Mersey, j’examinais la rive avec un télescope. Mes yeux se fixaient avec bonheur sur de jolies chaumières avec leurs arbustes coquets et leurs pelouses verdoyantes. Je voyais une abbaye en ruine dont le lierre recouvrait les débris, et la flèche conique d’une église de village se dressait au front d’une colline prochaine. — Tout indiquait que c’était l’Angleterre.

Le vent et la marée nous furent si favorables que le vaisseau put se rendre droit à la jetée. Elle était couverte de monde. Les uns étaient de simples curieux ; les autres attendaient avec impatience des amis ou des parents. Je pouvais distinguer le marchand à qui le navire était consigné ; je le reconnus : le calcul était écrit sur son front, il avait l’air affairé. Les mains enfoncées dans ses poches, il sifflait d’un air pensif et se promenait de long en large dans l’étroit espace que lui avait accordé la foule par déférence pour son importance temporaire. C’étaient des cris de joie, des saluts fréquemment échangés entre ceux de la rive et ceux du vaisseau, quand des amis venaient à se reconnaître. Je remarquai surtout une jeune femme humblement vêtue, mais d’une figure intéressante. Elle se penchait avidement au premier rang de la foule ; ses yeux coururent le long du vaisseau quand il approcha de la rive, afin de retrouver un visage longtemps désiré. Elle paraissait désappointée, agitée, quand j’entendis une faible voix l’appeler par son nom. — C’était celle d’un pauvre marin qui, malade pendant tout le voyage, avait à bord excité la sympathie de tous. Quand le temps était beau, ses camarades lui avaient, à l’ombre, étendu sur le pont un matelas ; mais depuis quelque temps sa maladie s’était tellement aggravée qu’il n’avait pas quitté son hamac, et qu’il ne vivait plus que du désir de voir une dernière fois sa femme avant de mourir. On l’avait hissé sur le pont quand nous remontâmes la rivière ; il était maintenant appuyé contre les haubans, si pâle, si changé, si effrayant, qu’on ne pouvait s’étonner que l’œil même de l’affection ne l’eût pas reconnu. Mais, au son de voix, son regard à elle embrassa ses traits ; elle y lut aussitôt tout un livre de douleurs ; elle joignit les mains, poussa un cri étouffé, et se tordit dans une silencieuse agonie.

Tout était désordre, agitation, tumulte. Les connaissances se