Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.

continuât à flotter. Ses vergues trempaient dans l’eau ; l’avant était presque enseveli sous les vagues. Quelquefois une lame menaçante paraissait près de nous recouvrir, et il n’y avait qu’un mouvement adroit imprimé au gouvernail qui pût nous préserver du choc.

Quand je me retirai dans ma cabine, cette scène imposante m’y suivit. Le sifflement du vent dans les agrès retentissait comme une plainte funèbre ; le craquement des mâts, la tension des cloisons en travers du vaisseau, qui gémissaient avec effort, pendant que celui-ci fendait une mer houleuse, était chose effrayante. Comme j’entendais les flots se briser contre les flancs du navire, comme leurs mugissements se répercutaient dans mon oreille, il me sembla que, cherchant sa proie, la Mort faisait rage autour de cette prison flottante. Un clou parti, deux planches disjointes…, et elle entrait.

Un beau jour, cependant, avec une mer tranquille et une brise favorable, eut bientôt mis en fuite toutes ces sinistres pensées. Il est impossible de résister à la vivifiante influence d’un beau temps, d’un bon vent, en mer. Quand le navire met toutes voiles dehors et qu’elles sont gonflées par le vent, quand il file gaiement sur les flots qui ondulent, qu’il paraît majestueux et beau ! — comme il semble régner en maître sur l’océan ! Je pourrais remplir un volume avec les rêveries qu’inspire un voyage sur mer, car, avec moi, c’est presque une rêverie continuelle. — Mais il est temps de prendre terre.

Ce fut par une belle matinée pleine de soleil que le cri perçant de : « Terre ! » descendit du grand mât. On ne peut, à moins qu’on ne l’ait éprouvé, se faire une idée de la foule de sensations délicieuses qui se pressent dans le sein d’un Américain lorsque l’Europe apparaît pour la première fois à ses yeux. Le nom seul éveille en lui tout un monde de pensées : c’est la terre promise, qui renferme tout ce dont il a entendu parler dans son enfance, ou ce qui fit le sujet des méditations de ses studieuses années.

Depuis ce moment jusqu’à celui de l’abord ce ne fut qu’agitation fébrile. Les vaisseaux de guerre qui, semblables à des gardiens géants, rôdaient le long de la côte ; les promontoires de l’Irlande, qui s’avançaient dans le canal ; les montagnes du pays de Galles, qui se perdaient dans les nuages, étaient autant d’ob-